Rendre visible l’invisible : le travail des femmes rurales et le rôle de la recherche

Science en action 14 octobre 2025
Les femmes comptent pour 40 % de la population active agricole dans les pays du Sud. Malgré ce pourcentage élevé, les connaissances autour de leurs activités restent encore trop faibles. Un défi que doit relever la recherche. Rendre visible le travail des femmes, c’est aussi participer à une meilleure prise en compte de leurs besoins au niveau des politiques publiques, estiment les scientifiques du Cirad.
Cultivatrices en maraîchage dans la vallée du fleuve Sénégal © R. Belmin, Cirad
Cultivatrices en maraîchage dans la vallée du fleuve Sénégal © R. Belmin, Cirad

Cultivatrices en maraîchage dans la vallée du fleuve Sénégal © R. Belmin, Cirad

L’essentiel

  • En Amérique latine, en Afrique ou en Asie, la FAO estime qu’en moyenne 43 % des travailleurs agricoles sont des travailleuses. Les femmes représentent donc une part énorme de la main-d’œuvre agricole. Elles contribuent aussi aux systèmes alimentaires, à différentes échelles et maillons des filières, ou au sein de leurs ménages, à travers les pratiques alimentaires.
  • Depuis 2020, le Cirad s’appuie sur l’expérience d’une Communauté de Pratiques (CoP) sur le genre dans le contenu de la recherche. Pour les quelques soixante-dix membres de la CoP, l’enjeu est de concevoir et de mettre en œuvre de nouvelles approches sensibles au genre. Une première étape a consisté à documenter les différentes manières dont les projets scientifiques de l’établissement abordent la question du genre. Des avancées notables sont à signaler, même si d’importantes difficultés persistent.

« Notre ambition, c’est de sortir des recherches dites aveugles au genre pour aller vers des recherches sensibles au genre, souligne Emmanuelle Bouquet, économiste au Cirad. Elle et Jean-Michel Sourisseau ont coordonné le groupe de travail de la CoP. Au-delà du fait qu’on ait à cœur de produire des résultats scientifiques pertinents, on sait aussi que la recherche joue un rôle essentiel pour mettre en visibilité le travail des femmes, identifier les contraintes et les opportunités qui leur sont spécifiques, ou documenter les inégalités auxquelles elles font face au quotidien. »

Car ce qui reste invisible est difficilement pris en compte au niveau politique. Nathalie Cialdella est agronome au Cirad et membre de la CoP : « ce qui se joue, via nos enquêtes et nos projets de recherche, c’est de documenter et comprendre les activités et les besoins des femmes en milieu rural, les relations entre leur travail et celui des hommes ».

« Si on ne pense pas les questions de genre en amont, c’est déjà trop tard »

Les membres de la CoP ont passé à la loupe une douzaine de projets en recherche et développement, et partout le constat est le même : les questions de genre s’anticipent. « C’est très dur d’instaurer une réflexion sur le genre a posteriori ou chemin faisant. Si on veut des résultats satisfaisants en termes de recherche, on ne peut pas se contenter d’indicateurs finaux tels que « tant de femmes ont bénéficié des avancées du projet ». D’une part, cela peut s’apparenter à du gender-washing, et d’autre part, cela reste superficiel et nous fait en général passer à côté de résultats véritablement intéressants et importants. »

« Inclure de manière convenable les questions de genre implique forcément d’y penser en amont, déclare Jean-Michel Sourisseau. Les enquêtes sont plus complexes, donc coûtent plus cher et demandent plus de temps, qu’il faut pouvoir prévoir. Les enquêteurs et enquêtrices doivent être formé.e.s à ces enjeux. Tout cela n’est pas anodin, et ça se pense avant d’aller sur le terrain. »

Qui fait quoi avec quoi ? Cette question toute simple assure de ne pas oublier un maillon essentiel du système alimentaire étudié. Mais en pratique, les problèmes sont importants.

« Dépasser les outils d’enquête aveugles au genre »

Pourquoi est-ce si dur de produire des connaissances sur le travail des femmes rurales ? « Biais, outils ou indicateurs non adaptés, inertie des disciplines, manque d’interdisciplinarité… liste Jean-Michel Sourisseau, socio-économiste au Cirad. Dans de nombreux cas, il ne s’agit pas de mauvaise volonté mais bien de problèmes méthodologiques, qui ne sont pas si simples à régler. »

« On s’est heurté à de réels problèmes méthodologiques et logistiques », estime Emmanuelle Bouquet. Avec sa collègue Sandrine Dury, elles ont coordonné le projet Relax (Fondation Agropolis, Fondation Cariplo et Fondation Carasso), visant à mieux comprendre le nexus agriculture-alimentation pour améliorer la diversité alimentaire des ménages agricoles au Burkina Faso. La chercheuse expose les obstacles liés aux outils d’enquête ménage classiques, qui ont tendance à écraser ce qui fait la spécificité des ressources et des activités des hommes et des femmes.

Emmanuelle Bouquet : « On a des formulaires d’enquêtes qui décrivent les pratiques ou le fonctionnement d’une exploitation agricole de manière asexuée. Or on sait que les hommes et les femmes n’ont pas accès aux mêmes ressources et ne remplissent pas les mêmes fonctions. On peut penser à des questions spécifiques, ou des passages de questionnaires séparés pour les hommes et les femmes. Mais les questionnaires classiques sont déjà tellement lourds que c’est difficile et coûteux de rajouter des modules sur le genre. D’autant que ce qui se passe au niveau du ménage reste indispensable à étudier, parce que c’est à ce niveau que se jouent les interactions entre les hommes et les femmes, donc les relations de genre ».

En cherchant des réponses pragmatiques à ces problèmes, le projet Relax a permis de montrer que les rôles genrés sont multiples et se recoupent. Les femmes cuisinent et gèrent les aliments, certes, mais elles sont également cultivatrices, pour le compte des hommes mais aussi pour leur propre compte, et elles s’impliquent dans des cultures intéressantes sur le plan nutritionnel, telles que les légumes et les légumineuses. Les hommes, quant à eux, cultivent, certes, mais ils assument également des responsabilités alimentaires, à travers la gestion des greniers céréaliers et la contribution aux budgets alimentaires.

Par ailleurs, une première expérience de terrain sensible au genre peut amener de nouvelles questions. Emmanuelle Bouquet cite en exemple le programme de certification des terres agricoles à Madagascar, dont les résultats semblent de prime abord très bons en matière de genre. En effet, les femmes propriétaires de terres certifient autant leurs parcelles que les hommes propriétaires de terre. « Cependant, en rentrant à l’intérieur des patrimoines des ménages, nos enquêtes ont montré que de nombreuses femmes accèdent au foncier de manière conjointe avec leurs maris, via des achats de terre. Et lorsque ces parcelles conjointes sont certifiées, c’est le nom du mari seulement qui apparaît sur le certificat, invisibilisant complètement les épouses. Que deviennent les droits de ces épouses en cas de divorce ou de veuvage ? C’est une question très complexe, et qui représente un enjeu très fort pour les femmes. Or, tant qu’on reste à l’échelle des ménages, cet enjeu reste occulté. »

Prendre en compte les spécificités de genre implique également une bonne connaissance du contexte social, et des méthodes adaptées pour les documenter. Nathalie Cialdella, cheffe du projet Açai Action (Programme de coopération Intereg Amazonie - FEDER UE- PCIA), explique : « dans le cadre de nos travaux, on analysait des activités de cueillettes du fruit de l’açai, et des activités de transformation pour fabriquer le jus. On s’est rendu compte qu’au Brésil, les ateliers de transformation étaient investis par les hommes, alors qu’ils étaient majoritairement féminins en Guyane. Le discours au Brésil était que le brassage des fruits était fatiguant, physique, et donc convenait mieux aux hommes. En Guyane, ce discours n’existait pas. Cela nous oblige à porter attention aux cas particuliers. Sinon, on risque d’en conclure une généralité qui découle au final d’une hypothèse genrée, et fausse si appliquée à d’autres contextes. »

« Même lorsqu’on a conscience qu’on traite mal la question, on a du mal à surmonter certains obstacles propres aux démarches et aux méthodes, renchérit Jean-Michel Sourisseau. En agronomie, on va parler en termes d’unité de travail humain, qui est vue comme asexuée. Par exemple, la mécanisation agricole va être considérée comme asexuée, alors qu’elle est, de fait, masculine dans de nombreux cas. On doit donc arriver à proposer de nouveaux outils, plus pertinents. Cela demande des ressources, et des arguments, pour réussir à faire changer les habitudes. »

« Une approche sensible au genre est une approche globale »

Pour les trois scientifiques, s’intéresser au genre nécessite une approche globale, qui incorpore à la fois la dimension scientifique du projet et les aspects de gouvernance. « On parle des relations entre hommes et femmes, rappelle Nathalie Cialdella. On a pu voir que les questions d’égalité en termes de gouvernance au sein du projet Açai Action impactaient la formulation des questions scientifiques. Et vice-versa. »

La CoP s’est appuyée sur ce constat pour proposer une grille de lecture réflexive simple, qui permet à tous les acteurs d’un projet d’estimer le degré de sensibilité de leurs travaux aux questions de genre. Cet outil peut s’appliquer à tout type de recherche conduite au Cirad. « On entend parfois que les questions de genre ne s’appliquent pas lorsqu’un projet scientifique centré sur du biologique ou de la génétique, expose Emmanuelle Bouquet. En vérité, à partir du moment où un projet aura un impact sur une société donnée, il y a de grandes chances pour qu’il impacte aussi les relations entre les hommes et les femmes, ou qu’il impacte différemment les hommes et les femmes. C’est un choix de décider d’y accorder une certaine importance ou non. »

Le but n’est pas d’offrir des outils clés en main, mais bien d’aider à passer d’approches aveugles au genre à des approches sensibles. « Ce qu’on veut, c’est pouvoir offrir des résultats de recherche qui soient plus complets et plus justes, renchérit Jean-Michel Sourisseau. On n’a pas forcément vocation à transformer ensuite les sociétés avec lesquelles on travaille, d’autant qu’on n’est pas non plus exemplaires. Ce qu’on souhaite en revanche, c’est participer à améliorer la documentation sur le travail des femmes rurales dans le monde. On se dit, en tant que scientifiques, que c’est notre pierre à l’édifice pour plus de choix politiques éclairés, pour plus de libre arbitre. »

Après quelques mois en sommeil, la CoP va prochainement reprendre ses activités sous une forme pérenne et plus visible dans l’organigramme scientifique du Cirad. Ce sera l’occasion de recenser tout ce qui a été fait sur le genre au Cirad depuis la fin du projet Gender-Smart. Les femmes rurales n’ont pas dit leur dernier mot !

Publications récentes

Bouquet, E. and Dury, S., 2024. Le genre pour mieux comprendre les liens entre agriculture et alimentation chez les ménages agricoles. In L. Guyard, M. Jannoyer and A. Zeller (eds) Le genre en recherche : évaluation et production des savoirs. (Versailles: QUAE), 149-170. https://www.quae.com/produit/1782/9782759236091/le-genre-en-recherche

Burnod, P., Bouquet, E. and Rakotomalala, H., 2025. The long and winding road of the land reform in Madagascar since 2005: governance, implementation, and outcomes. Land Use Policy, 158, pp. 107711. https://doi.org/10.1016/j.landusepol.2025.107711

Cialdella N., Koanda M., Superti E., Euler A., de Abreu Sá Diniz J.D., Cerdan C.. 2024. How emerging non-timber forest products markets transform gender division of labour? Learnings from açaí (Euterpe oleracea) in the Amazon. In : IUFRO 2024 World Congress: Forests and Society Towards 2050. Book of abstracts. Uppsala : IUFRO, p. 543. IUFRO 2024 World Congress: Forests and Society Towards 2050. 26, 2024-06-23/2024-06-29, Stockholm (Suède). https://iufro2024.com/wp-content/uploads/iufro2024abstracts.pdf

FAIR Sahel  2024. Le genre dans la recherche-action en agroécologie. Note de positionnement. https://www.fair-sahel.org/content/download/4642/35415/version/1/file/Note+Fair+Sahel+-+02+-+Genre+dans+la+recherche-action+en+agro%C3%A9cologie+-+06.pdf

Lourme-Ruiz, A., Koffi, C.K., Gautier, D., Bahya-Batinda, D., Bouquet, E., Dury, S., Martin-Prével, Y. and Savy, M., 2021. Seasonal variability of women’s dietary diversity and food supply: a cohort study in rural Burkina Faso. Public Health Nutrition, pp. 1-13. https://doi.org/10.1017/s136898002100417