L’Union européenne et la déforestation importée : le rôle crucial de la recherche

Science en action 28 janvier 2025
Le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts devrait entrer en vigueur en 2026. Ce texte vise à supprimer du marché européen les produits élaborés avec des matières premières issues de zones déforestées. Il va concerner sept filières agricoles, comme par exemple l’huile de palme, le cacao ou encore le café. Si l’objectif écologique de ce règlement est très clair, la mise en pratique est loin d’être aisée. Un consortium de scientifiques piloté par le Cirad propose une méthode pour identifier des indices de référence de « forêt préservée » pour plusieurs grands biomes.
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L’essentiel
  • Le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts (RDUE) prévoit l’arrêt des importations de produits issus de la déforestation pour sept filières agricoles.
  • Pour être efficace, le règlement doit discerner les forêts préservées des forêts dégradées. Devant l’immensité de la tâche, la recherche doit fournir des indicateurs opérationnels capables de prendre en compte la diversité des écosystèmes forestiers.
  • Des millions de petites exploitations familiales seront concernées. Les impacts sur l’organisation des filières sont encore méconnus.

À terme, la règlementation prévoit qu’aucun produit ayant contribué à une forme de dégradation forestière après 2020 ne pourra être exporté vers l’Union européenne. Le cacao, le café, l’huile de palme, le soja, le caoutchouc, le bœuf et le bois sont les filières pour l’instant concernées. La portée du règlement devrait ensuite être étendue à d’autres produits agricoles. De la même manière, si les forêts sont les premiers écosystèmes visés, les tourbières, les prairies et les zones humides devraient ensuite rentrer dans le cadre du nouveau règlement. Outre les importations, les productions sur le territoire européen sont aussi visées. La Guyane française, avec un couvert forestier sur près de 90 % de sa surface, est donc concernée.

L’objectif est clair et écologiquement responsable. Malheureusement, la tâche s’avère plus complexe que prévue. Afin de définir les concepts de déforestation et dégradation, le règlement actuel s’appuie sur une seule définition de la forêt, qui est basée sur des paramètres structurels fixes de la végétation. Sauf que dans les faits, la diversité des écosystèmes forestiers mondiaux ne permet pas l’adoption d’une définition unique de « forêts non dégradées », qui pourrait servir de référence pour distinguer les forêts non perturbées. Par ailleurs, la règlementation impose aux producteurs de fournir une géolocalisation précise de leurs produits. Or il s’avère que cette technologie est bien souvent inaccessible pour les petites exploitations agricoles qui se comptent par millions dans les pays du Sud.

Entre défis techniques et choix politiques, le règlement devra certes répondre à des enjeux écologiques, mais aussi s’adapter à des contraintes économiques et sociales pour l’ensemble des acteurs de ces filières agronomiques. La recherche doit donc activement participer à trouver des indicateurs fiables, et être en mesure de proposer des adaptations viables pour les exploitations familiales au Sud, dont le mode de vie dépend parfois des exportations vers l’Europe.

Identifier les zones dégradées : plus difficile qu’il n’y paraît

Pour choisir les zones concernées par son règlement, l’Union européenne reprend la définition de la FAO.  « Une forêt pour la FAO, c’est lorsque le couvert arboré atteint au moins 10 % sur un demi-hectare, détaille Lilian Blanc, écologue forestier au Cirad. Les arbres doivent faire au moins cinq mètres de hauteur. On a donc deux critères, couvert forestier et hauteur des arbres, qui peuvent en théorie servir de référentiel. Une zone qui entrait dans ces critères en 2020 et qui en est sortie depuis sera considérée comme une forêt dégradée. Tout produit qui en est issu ne pourra pas être importé en Union européenne. »

Le souci, c’est que cette définition ne fonctionne pas pour certains biomes. Selon le chercheur, certaines forêts naturelles sont par exemple bien plus fournies, et la définition de la FAO correspond plutôt à une version dégradée de leur état naturel. « Si on garde simplement les critères de la FAO, on se retrouve parfois à mélanger forêts dégradées et écosystèmes naturels. » Pour ajouter encore de la complexité à la question, certains cas de dégradation sont observés en sens inverse, avec l’introduction d’espèces exotiques envahissantes qui font augmenter le couvert forestier ou la hauteur moyenne des arbres, alors même que les espèces locales sont en train de disparaître sous ces nouveaux arbres.

Définir des indices de référence propres à chaque biome

Le Cirad a piloté une étude au sein d’un consortium associant des scientifiques du CNRS, de l’IRD, du Cifor et d’Ecofor pour le compte du Comité scientifique et technique forêt (CST forêt). Camila Rezende, post-doctorante du Cirad, propose une nouvelle méthode visant à identifier pour chacun des grands biomes la référence de « forêt préservée ». En prenant l’exemple de deux grands biomes situés au Brésil, on comprend ainsi que la situation « préservée » pour la forêt de Caatinga correspond à une situation « dégradée » pour la forêt amazonienne. En différenciant les deux écosystèmes, les indicateurs deviennent réalistes.

Biomes amazonien et de la caatinga, préservés vs dégradés

« Un même standard de hauteur de végétation et de couverture arborée peut donc être considéré comme extrêmement dégradé dans les forêts humides de l'Amazonie, et correspondre à des forêts sèches préservées dans la Caatinga », explique Camila Rezende. En octobre 2024, le consortium a présenté des premiers résultats sur la classification des forêts. L’objectif de ce travail est de pouvoir donner à l’Union européenne des indicateurs fiables et efficaces pour identifier, dans chaque grand biome forestier, les zones « vertes » et les zones « rouges ». Ce groupe s’attèle aussi à trouver des méthodes de mesure et de suivi faciles à mettre en œuvre et réplicables à d’autres pays que le Brésil.

Anticiper l’impact de la RDUE sur les petits producteurs pour mieux les accompagner

En dehors des questions techniques sur la classification des forêts, le règlement va soulever un autre défi : celui de l’exclusion possible de millions de petites exploitations familiales du marché européen. En effet, pour fonctionner, le règlement doit pouvoir se baser sur la traçabilité des produits. Les producteurs devront donc fournir une géolocalisation précise de leur exploitation, et ce sera également le cas des transformateurs, qui devront s’assurer de la traçabilité des matières premières en cas de mélange. Et c’est là que le bât blesse : pour de nombreux agriculteurs du Sud, notamment les plus isolés, la géolocalisation n’est pas une technologie aussi accessible qu’au Nord. À titre d’exemple, en Afrique de l’Ouest, on estime que seulement 20% de la population possède un smartphone.

Pour le Cirad, qui travaille aux côtés de ces partenaires depuis des décennies, la question est cruciale. L’agriculture familiale est majoritaire dans de nombreux pays tropicaux et méditerranéens. Certaines filières, comme le cacao, l’hévéa ou le café sont particulièrement concernées, avec des petites exploitations qui s’étendent sur un ou deux hectares et sont souvent isolées. Or d’ici un an, ces familles devront être en mesure de fournir ces informations auprès de l’Union européenne. Comment, et par quel biais ?

La nouvelle règlementation va donc certainement engendrer une réorganisation de certaines filières. Le Cirad, comme ses partenaires, devra d’une part se positionner en tant qu’observateur afin de documenter ces changements et les impacts auprès des millions d’exploitations familiales à travers le monde. Mais la recherche pourra aussi orienter le règlement vers des alternatives en termes de certification, pour des solutions plus accessibles aux petits producteurs et qui restent fiables et traçables. Des modèles de certifications participatives, comme les systèmes de garantie participatifs, sont notamment étudiés par le Cirad et ses partenaires du Sud.

Le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts est essentiel pour protéger les forêts du monde. Il impose une réflexion globale sur la manière dont on perçoit les écosystèmes forestiers, mais aussi sur le soutien que l’Union européenne apporte auprès des producteurs et productrices au Sud. Une seule certitude : pour être efficace, la lutte contre la déforestation doit aussi inclure les questions économiques et sociales.