Résultats & impact 21 octobre 2024
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Appropriation du numérique dans l’agriculture ouest-africaine, quelles réalités derrière les promesses ?
« Le téléphone portable nous aide à avoir un accès facile aux clients, ça a vraiment changé mon travail. Le téléphone c’est mon entreprise, je ne peux pas faire sans. » Constantine Toviegbe est maraichère au Bénin. Son défi principal est d’écouler sa production avant qu’elle ne s’abime. Comme près de 80 % de la population d’Afrique de l’Ouest, elle possède un téléphone portable. Et pour elle, comme pour les autres, il n’y aura pas de retour en arrière possible.
Réalités du numérique en Afrique de l’Ouest
Pendant deux ans, le projet Fracture numérique a scruté l’appropriation des outils numériques par les producteurs dans différentes chaines de valeur : élevage laitier au Sénégal, cacaoculture en Côte d’Ivoire et maraichage au Bénin. Trois pays d’Afrique de l’Ouest et trois filières aux enjeux très distincts.
« Le développement du numérique est porteur de nombreuses promesses de développement et d’inclusion. De nombreux investissements sont réalisés pour soutenir les usages du numérique en agriculture, notamment via des écosystèmes de services numériques locaux. Ces promesses se traduisent-elles dans la réalité des pratiques des producteurs ? » s’interroge Nicolas Paget, coordinateur du projet et chercheur au Cirad. Les scientifiques ont eu recours aux sciences politiques, à l’anthropologie du développement ou encore à l’économie, la géographie et la gestion pour décrypter cette réalité.
Le téléphone est roi
Une étude quantitative a été menée auprès de 3660 producteurs sur les trois pays pour constituer une base de données sur l’appropriation du numérique par les producteurs et productrices de ces pays. Résultat : le téléphone est quasiment l’unique outil numérique utilisé. 20 % n’en possèdent pas, 60 % ont un téléphone simple et 20 % détiennent un smartphone.
L’équipe du Cirad et leurs partenaires ont observé quasiment toutes les fractures numériques classiques : ceux qui possèdent des téléphones et a fortiori des smartphones sont plus souvent des hommes, urbains, éduqués et jeunes. À ces fractures s’ajoute l’accès à l’électricité, facteur déterminant de l’accès au numérique.
À noter aussi, les coûts d’accès au réseau sont bien plus élevés qu’en France, relativement aux revenus, tant en recharge qu’en crédit.
La question cruciale de l'accès
Le numérique est utilisé pour deux types de services :
- L’accès au marché par la mise en relation des producteurs avec les acheteurs et par le payement via des services téléphoniques de type mobile money.
- L’échange d’informations et de connaissances via des groupes de discussion sur messagerie instantanée afin de prendre des décisions de pratiques, de traitements, de conduite de troupeaux, etc.
« Il n’y a pas de problématique de motivation à accéder au numérique. Nos enquêtes ont révélé que ceux qui y ont accès ne reviennent jamais en arrière. Donc la question de l’accès est cruciale, ajoute Florent Okry, enseignant chercheur à l’Université nationale d’agriculture du Bénin. Les capacités numériques sont relativement faibles et fortement liées au téléphone possédé. L’achat d’un téléphone simple ouvre la voie aux appels et au mobile money. Ensuite, dès lors qu’une personne possède un smartphone, elle utilise la messagerie instantanée. »
Autre enjeu déterminant dans ces pays, l’accès à l’électricité. C’est même un frein à l’appropriation de smartphones qui se déchargent en un jour ou deux quand un téléphone simple tient une semaine de charge.
Non-usage des applications spécifiques à l’agriculture
« Nous n’avons quasiment pas observé d’usage d’application dédiée à l’agriculture », ajoute Nicolas Paget. Mais cela ne veut pas dire que les producteurs n’utilisent pas le téléphone pour leurs activités agricoles. Au contraire, ils utilisent intensément les applications de messagerie instantanée pour des discussions dédiées à leur culture, pour reconnaitre un ravageur par exemple, échanger entre pairs ou faire la promotion de leurs produits, négocier avec des acheteurs et être payé en mobile money. »
Pour le chercheur, ces résultats montrent une réalité plutôt éloignée des tendances à l’œuvre dans les actions des politiques publiques ou des bailleurs internationaux. La tendance est au développement d’applications aux usages parfois très spécifiques et destinés à des petits producteurs. « Il nous semble paradoxal d’investir beaucoup d’argent dans la conception de telles applications qui nécessitent un gros travail sur les capacités des bénéficiaires, et qui finalement ne sont pas utilisées et pas appropriées par les usagers. Au lieu de favoriser l’inclusion, ces applications risquent même au contraire d’augmenter les inégalités, car ce sont ceux qui possèdent déjà l’accès et les capacités qui bénéficieraient le plus de ces investissements. »
Pour un numérique frugal
L’équipe de scientifiques défend l’idée que le meilleur moyen de soutenir les producteurs est de favoriser un usage du numérique frugal et simple d’utilisation. « Cette stratégie d’un numérique frugal s’appuierait sur des outils déjà maitrisés et des capacités existantes chez les producteurs pour qu’ils puissent plus efficacement atteindre certains de leurs objectifs du quotidien, notamment agricoles », explique Martin Notaro, chercheur au Cirad et en charge du volet Côte d’Ivoire du projet Fracture numérique.
Ces résultats et conclusions ont été présentés lors d’événements organisés dans les trois pays. « Nous avons réuni des producteurs et productrices, des institutions de microfinance, des opérateurs téléphoniques, des start-ups et des agents de ministères de l’Agriculture, de l’Élevage et du Numérique pour rendre compte de nos résultats et réfléchir ensemble à des stratégies d’approches pour développer un numérique utile, utilisable et utilisé au service des producteurs. »