La recherche agricole est aussi une affaire de femmes
Science en action11 février 2025
Le 11 février célèbre les femmes de science, trop longtemps invisibilisées. Pour l’occasion, le Cirad vous propose un aperçu de la diversité des travaux et des métiers exercés par des chercheuses dans des pays du Sud.
Depuis dix ans, tous les 11 février, les Nations unies célèbrent la journée internationale des « filles et femmes de science ». Aujourd’hui encore, les femmes restent sous-représentées dans de nombreuses disciplines de recherche et n’accèdent que rarement à des postes de direction.
Réduire les inégalités entre sexes dans les structures de recherche impacte aussi la manière dont les travaux scientifiques sont menés. Pour le Cirad, adresser les questions de genre au sein de l’institution va de pair avec la lutte contre l’invisibilisation du travail des femmes en agriculture et en foresterie, partout dans le monde.
La représentation des femmes est un des piliers de l’égalité entre sexes. À travers quelques photos, découvrez des binômes de femmes et l’impact de leurs travaux de recherche pour l’agronomie et la foresterie au Sud.
Diversité alimentaire au Laos
Bounthanom Bouahom (gauche) et Alissia Lourme-Ruiz (droite) s’intéressent aux régimes alimentaires de familles rurales au Laos, où 30 % des enfants souffrent de malnutrition chronique. Elles participent ensemble au projet NSAE (Nutrition Sensitive Agro Ecology), qui vise à améliorer la diversité alimentaire des populations rurales via l’agroécologie.
Bounthanom Bouahom est directrice du Centre de recherche sur l'économie rurale et l'adaptation au changement climatique, au NAFRI, l’institut national de recherche agricole et forestière du Laos. Elle est géographe et sociologue du développement.
Alissia Lourme-Ruiz est économiste au Cirad. Elle est spécialiste des systèmes alimentaires, et s’intéresse aux conditions d’un meilleur état nutritionnel et aux problèmes de genre.
Les deux chercheuses ont conduit des enquêtes auprès de familles rurales, afin de comprendre les obstacles à une alimentation plus diversifiée. En majorité, les régimes inventoriés par les participantes sont composés de riz, viande et légumes-feuilles. Ils manquent en revanche de fruits, légumes, oléagineux et légumineuses. Les villages observés sont isolés, loin des villes et des marchés. L’alimentation repose sur la combinaison de l’autoconsommation, des achats sur les marchés et des produits de la nature issus de la cueillette, de la chasse et la pêche, qui apportent différents aliments à différents moments de l’année.
Le projet NSAE s’appuie à la fois sur des données scientifiques et sur des savoirs locaux. Des outils ont été développés pour travailler avec les communautés, afin qu’elles identifient elles-mêmes les problèmes qu’elles rencontrent au quotidien et les solutions pour accéder à une alimentation plus saine et diversifiée. Parmi les outils utilisés, il y a des jeux, de la cartographie, ou encore du théâtre forum. Cette approche participative permet d'identifier les interventions futures en matière de consommation, de production et d'approvisionnement alimentaires, en fonction des besoins locaux.
Les chercheuses ont également eu recours à la photographie participative, ou « Photovoice ». Cette méthode permet de donner une voix par la photographie à des gens qui n’ont souvent pas la parole dans l’espace publique ou médiatique, qui sous souvent invisibilisés ou sous-représentés. Concrètement, l’équipe de recherche a formé des villageois à la photographie, afin qu’ils représentent eux-mêmes leurs problèmes alimentaires, avec leur vision, leur histoire, leur récit. Sur la photo au-dessous, un habitant a illustré le froid usuel entre janvier et mars, qui fait mourir la plupart des arbres fruitiers.
Village de Ban Na. Photographe : Cha Po Vang
« Certaines années, le froid (1-2 degrés) fait mourir les arbres fruitiers tels que les bananiers, les orangers, les citronniers et les manguiers. »
Village de Ban Phuseo. Photographes : Chai et La
« Nous n'avons pas de légumes à manger parce que les vers les mangent. Sur cette photo, ce chou chinois de mon jardin va mourir. »
Une trentaine de ces photos vont faire l’objet d’une exposition dans les villages, afin d’échanger sur les problèmes identifiés. Une exposition itinérante voyagera aussi à Ponsavanh, le chef-lieu de la région de Xienkhouang, et dans la capitale à Vientiane, afin d'alimenter le dialogue politique et de soutenir les programmes sur les systèmes alimentaires et l'agroécologie pour la nutrition.
L’objectif, pour les chercheuses, est que les communautés imaginent elles-mêmes des solutions qui puissent être mises en œuvre dans leur quotidien. L’agroécologie offre à ce titre de nombreuses possibilités, rien qu’au niveau agronomique. En choisissant des espèces plus résistantes, au froid ou aux maladies, mais aussi en utilisant des cultures intercalaires avec des légumineuses, du compost ou du paillage.
Village de Ban Phuseo. Photographe : Hua Vang
« Je ne peux pas acheter de fruits et légumes dans le village. »
Au-delà des aspects agronomiques, certaines solutions seront d’ordre organisationnel. Elles pourront porter sur l’accès ou la connectivité, avec par exemple des systèmes collaboratifs de commandes groupées ou la mutualisation de moyens de transport pour faire venir des produits frais dans les villages.
Village de Ban Na. Photographes : Mivang et Nousong
« Je dois m'occuper de mon enfant et je ne peux pas passer autant de temps à cuisiner. »
D’autres solutions devront porter sur l’amélioration des ressources et l’autonomisation des femmes, souvent les principales responsables de l’alimentation et du soin des familles. Des groupes d’entraide communautaire pour la garde des jeunes enfants pourraient être mis en place, afin d’alléger l’emploi du temps des femmes, souvent tiraillées entre leurs travaux au champ, de cueillette ou de cuisine, et les obligations liées aux soins. Cela permettrait également d’assurer l’éveil des jeunes enfants, tout en limitant leur exposition aux intrants chimiques dans les champs ou aux fumées de cuisine pleines de particules fines.
Louise Leroux et Adama Lo sont spécialistes de télédétection et s’intéressent à l’utilisation des images satellitaires pour le suivi des zones agricoles et pastorales. Elles développent des modèles d’estimation de la biomasse pour le Sahel. L’une est spécialisée sur les cultures céréalières, et l’autre sur le fourrage.
Au Sénégal, la production et la répartition spatiale et temporelle de la biomasse sont des informations cruciales pour orienter la prise de décision en matière de gestion des terres cultivées et de l’élevage. Les deux chercheuses ont travaillé ensemble dans le cadre du projet FATIMA, financé par l’Agence spatiale européenne, et dont l’objectif était de développer des modèles d’estimation de la qualité du fourrage basés sur l’imagerie satellitaire.
Louise Leroux est chercheuse au Cirad, géographe de formation et spécialisée en télédétection appliquée au suivi de l’agriculture en contexte tropical. Après avoir passée six ans au Centre de suivi écologique (CSE) de Dakar, elle est maintenant basée à l’IITA (International Institute of Tropical Agriculture) de Nairobi, au Kenya.
Adama Lo est ingénieure agronome, diplômée de l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II du Maroc. Elle est actuellement en fin de thèse à l’Université Iba Der Thiam de Thiès, au Sénégal. Ses recherches portent sur la modélisation de la biomasse et de la qualité du fourrage à partir des données satellitaires dans les parcours sénégalais. Elle est actuellement basée au Centre de suivi écologique de Dakar.
L'élevage pastoral joue un rôle clé dans l'économie des pays sahéliens. La croissance démographique et les effets du changement climatique ont cependant intensifié la pression sur les parcours naturels, entraînant une insuffisance en termes de quantité et de qualité de la biomasse fourragère disponible pour le bétail.
Pour assurer la durabilité des parcours et renforcer la résilience des communautés pastorales, une gestion plus efficace s’impose. Et cette gestion passe d’abord par un suivi quasi régulier de la biomasse fourragère.
Le Centre de suivi écologique de Dakar a déjà mis en place des outils pour évaluer la biomasse en fin de saison des pluies. C’est durant la saison sèche, période qui dure environ neuf mois, qu’il manque encore des outils opérationnels pour évaluer la quantité et la qualité du fourrage.
La saison sèche est marquée par la transhumance et souvent par une insuffisance des ressources pastorales.
Les modèles d’estimation que construisent Adama Lo et Louise Leroux servent donc à renforcer le dispositif de suivi de la production fourragère au Sénégal. Ces informations auront un impact significatif sur le calcul du bilan fourrager, mais aussi sur la résilience globale du pastoralisme face aux changements climatiques.
En effet, les outils de modélisation permettent la mise en place de systèmes d’alerte précoce en cas de baisse rapide de la quantité ou de la qualité du fourrage en saison sèche.
Carte de biomasse de saison sèche au mois de mai 2021 dans la zone sylvopastorale du Sénégal
Dans le cadre de ses travaux de thèse, Adama Lo a notamment pu construire des cartes de production de biomasse à l’échelle du Sénégal, à partir de données satellitaires. Des cartes de qualité fourragère ont également été développées à partir des données issues de la SPIR (spectroscopie proche infrarouge). De véritables outils d’aide à la décision pour le gouvernement sénégalais, qui peut ainsi facilement localiser les zones les plus sensibles et orienter au mieux les élevages pastoraux.
Marie Ange Ngo Bieng (au milieu) et Teresita Chinchilla (deuxième à partir de la droite) étudient des modes de gestion communautaire de forêts au Guatemala. Dans le cadre du projet FFEM ConForMa, elles accompagnent des populations qui vivent au sein de la Selva Maya, la deuxième plus grande forêt tropicale humide d’Amérique latine.
Marie Ange Ngo Bieng est écologue forestière au Cirad. Elle est actuellement basée à Guatemala, la capitale du Guatemala, en tant que scientifique associée au CATIE.
Teresita Chinchilla est archéologue de formation et aujourd’hui directrice technique de l’Association des communautés forestière du Petén (ACOFOP).
ACOFOP regroupe 24 organisations forestières de base communautaire. En tout et pour tout, cela représente 15 000 bénéficiaires directs, issus de 55 communautés locales et autochtones. Près de 3000 familles sont donc représentées, avec onze concessions forestières qui conservent une surface de 424 308 hectares. Le logo d’ACOFOP résume l’ambition de ce mode de gestion solidaire, avec leur slogan « Nous sommes les forêts pour toujours ».
Le logo d’ACOFOP représente une vision intégrale de la forêt. Il est composé d’un être humain (Maya), de flore, de faune avec le jaguar, et enfin d’une pyramide pour illustrer le patrimoine culturel que renferment ces écosystèmes.
Le Guatemala, comme toute l'Amérique latine, est confronté à une perte préoccupante des forêts. En 2016, 33 % de la surface du pays est recouverte de forêts, contre 44 % en 1990. De 2016 à 2020, 149 000 hectares disparaissent, notamment en raison d’incendies de forêts.
La perte de forêts tropicales est une urgence mondiale. Entre 2010 et 2020, la FAO estime qu’en moyenne treize millions d’hectares par an ont été perdus, principalement dans les tropiques. Cela équivaut à la disparition de la surface d’un terrain de football toutes les deux secondes.
Le projet ConForMa est implémenté au sein de la Réserve de Biosphère Maya (RBM), créée en 1990 et gérée par le Conseil national des aires protégées (CONAP). La réserve couvre environ deux millions d’hectares, soit 20 % de la surface du Guatemala. Les deux collègues y étudient la gestion forestière communautaire comme moyen de conservation et de gestion concerté et durable des forêts et des ressources forestières.
Nous voulons construire un avenir où nos écosystèmes forestiers sont conservés avec et par les gens, et non pas sans et contre les gens.
Teresita et Marie Ange
Dans le cadre de ConForMa, les deux collègues participeront entre 2025 et 2028 à la mise en œuvre d’une gestion communautaire innovante, et qui répond à des problématiques écologiques, mais aussi sociales et climatiques. Marie Ange Ngo Bieng comme Teresita Chinchilla rappellent ainsi que les communautés qui dépendent des écosystèmes forestiers sont aussi les mieux placées pour les protéger.
La Réserve de biosphère Maya est un exemple emblématique en matière de concessions forestières communautaires. Cette zone est l’habitat de nombreuses espèces endémiques, y compris des espèces menacées comme le jaguar et le tapir. La forêt abrite également un patrimoine culturel immense et regorge de temples, édifices et artéfacts de la civilisation maya. Surtout, la réserve est un modèle pionnier et réussi de gestion forestière concertée, soutenue par ACOFOP depuis les années 1990.
Carte des concessions forestières au nord du Guatemala, responsables de la conservation de la couverture forestière au sein de la réserve de la biosphère Maya, et ce grâce à l’application du modèle de gestion forestière communautaire.
Le cœur de la collaboration entre le Cirad et ACOFOP est de rassembler les connaissances autochtones, locales et scientifiques, afin de réduire les pressions croissantes sur les écosystèmes forestières et leurs populations. Ces pressions sont notamment dues à des changements rapides d’utilisation des terres, à cause de la pression agricole, de l’insécurité foncière ou encore du changement climatique.
Marie Ange Ngo Bieng et Teresita Chinchilla travaillent donc directement avec les communautés, en suivant les écosystèmes forestiers au sein des concessions communautaires, ou en animant des ateliers, afin de comprendre les obstacles et les leviers vers des modes de gestion innovants.
Comme le rappelle Teresita Chinchilla, la question de la conservation des forêts tropicales est urgente et nécessaire, non seulement pour les écosystèmes en eux-mêmes, mais surtout pour les personnes qui en vivent. « Si vous ne voulez pas conserver des écosystèmes vitaux pour leur biodiversité, pour les services écosystémiques associés, pour leur rôle dans l'atténuation du climat, alors faites-le parce que les moyens de subsistance des populations locales et indigènes sont menacés. Faites-le par fraternité avec des personnes qui, comme chacun d'entre nous, dépendent des forêts tropicales. »
Marie Ange Ngo Bieng : « Je suis contente de travailler au côté ce peuple si fort qui, bien que marginalisé, réussit à conserver ses terres forestières. Son interaction millénaire avec ces écosystèmes forestiers me donne de l’espoir pour tous ces autres populations tropicales marginalisées, réduites à un asservissement moderne sur leurs propres terres. Je pense notamment aux populations Pygmées, qui sont des autochtones de mon pays d’origine, et qui sont aujourd’hui bien écartées des planifications et politiques forestières ».
Les concessions forestières communautaires du Guatemala sont un succès à tous les niveaux. La forêt est mieux préservée par les communautés autochtones qui pratiquent une sylviculture durable que dans les aires protégées limitrophes. Alors que la 16e COP sur la biodiversité se déroule en ce moment à Cali (Colombie), zoom sur ce modèle inspirant.