Résultats & impact 18 avril 2025
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Chlordécone en Martinique : des contaminations très élevées chez les vers de terre

Ver de terre de l’espèce Pontoscolex corethrurus © Baptiste Bentameur - Cirad
L’essentiel
- La chlordécone présente dans les sols en Martinique contaminent la macrofaune du sol, et l’ingestion serait le principal mode de contamination. Une récente étude s’est intéressée à sept espèces d’invertébrés, dont des vers de terre, des fourmis ou encore des escargots.
- Les vers de terre, qui se nourrissent des débris végétaux du sol, présentent des taux de concentration de la molécule très élevés et bien supérieurs à leur milieu.
- Des risques sont à craindre pour le reste de la faune sauvage, par la contamination de la chaîne alimentaire.
En Martinique, on estime qu’environ un tiers de la surface de terres cultivées est contaminé par la chlordécone. Cet insecticide a principalement été utilisé dans les bananeraies de 1972 à 1993, afin de lutter contre le charançon du bananier. La molécule est toxique pour l’être humain et s’avère extrêmement difficile à éliminer de l’environnement.
Les transferts de chlordécone des sols vers les eaux, les plantes cultivées et les animaux d’élevage ont déjà été largement documentés. En revanche, la faune sauvage, et notamment la macrofaune du sol, n’avait jamais fait l’objet d’études. Sur des terres contaminées, une équipe de scientifiques a échantillonné des individus appartenant à sept espèces d’invertébrés, parmi lesquels des vers de terre, des fourmis, des escargots et des mille-pattes.
« Par macrofaune du sol, on entend tous les organismes vivants visibles à l’œil nu, précise Mathieu Coulis, chercheur en écologie du sol au Cirad et co-auteur de l’étude. Comme ce sont des organismes très petits, mesurer leur contamination a toujours été difficile. Pour les fourmis par exemple, il nous a fallu réunir 160 individus de la même espèce. Il y a quelques années, on aurait eu besoin d’un millier de fourmis. Les techniques de dosage de la chlordécone se sont largement améliorées. »
Des vers de terre beaucoup plus contaminés que leur milieu
Une molécule peut parfois s’accumuler dans un organisme, pour atteindre des concentrations qui dépassent celle du milieu environnant contaminé. On appelle cela la bioconcentration. En général, cela passe par des contacts directs répétés ou par ingestion. Dans le cas de la macrofaune du sol, certains invertébrés ont un corps mou qui peut faciliter la contamination par contact. L’autre hypothèse repose sur le type d’alimentation : les détritivores, qui se nourrissent des débris végétaux du sol (feuilles mortes, bois mort, etc.), avalent potentiellement plus de chlordécone que des herbivores.
Ici, les résultats indiquent que l’ingestion est le principal mode de contamination. Une espèce de vers de terre, détritivore, présente une contamination en chlordécone dix à vingt fois supérieure au milieu. En comparaison, une espèce d’escargots herbivore est très peu contaminée, avec des concentrations quinze fois inférieures au milieu. Les deux organismes possèdent pourtant des corps mous. Les mille-pattes, en revanche, témoignent d’une contamination presque cinq fois supérieure au sol environnant. Ils sont eux-aussi détritivores, comme les vers de terre, mais possèdent un exosquelette.
Espèce | Contamination par rapport au milieu | Type d’alimentation | Type d’organe de contact |
---|---|---|---|
Ver de terre | 20 x supérieure | Détritivore | Corps mou |
Mille-pattes | 4,7 x supérieure | Détritivore | Exosquelette |
Fourmi | 3,5 x inférieure | Omnivore | Exosquelette |
Escargot | 14,9 x inférieure | Herbivore | Corps mou |
Au-delà de ces résultats préoccupants, les scientifiques estiment que les vers de terre pourraient servir de bioindicateurs de contamination des sols par la chlordécone en Martinique. « Dans certaines zones, les dosages de concentration en chlordécone n’ont rien révélé dans le sol, alors que la molécule pouvait être quantifiée dans les vers de terre. Ainsi, réaliser des dosages dans les vers de terre permettrait de détecter la chlordécone dans les sols peu pollués. C’est une piste de recherche qui est actuellement explorée dans le cadre du projet CHLOR2NOU », détaille Mathieu Coulis.
« Les vers de terre représentent la biomasse animale terrestre la plus importante, rappelle Lai Ting Pak, chercheuse en agro-hydrologie au Cirad et co-autrice de l’étude. Dans un pâturage, la biomasse des vers de terre est bien supérieure à celle des vaches. Ils creusent des galeries et aèrent le sol, leur rôle sur le fonctionnement hydrique et biologique des sols est donc considérable. » La chercheuse avait précédemment étudié la contamination par la chlordécone des eaux de l’île. La collaboration interdisciplinaire avec Mathieu Coulis, écologue, est ce qui a permis d’obtenir ces nouveaux résultats.
Premier maillon de la chaîne alimentaire pour la faune sauvage
En biologie, la bioconcentration est un type de bioaccumulation, mais il en existe un second : la bioamplification. « C’est l’augmentation progressive de la concentration d’une molécule dans un organisme, au fur et à mesure qu’on remonte la chaîne alimentaire, précise Mathieu Coulis. Les vers de terre se situent à la base de la chaîne trophique. La question est donc de savoir si les prédateurs des vers de terre se contaminent aussi, et avec quelle intensité. »
Un premier dosage de chlordécone a été réalisé sur des lézards endémiques de la Martinique, l’espèce Dactyloa roquet. Leur contamination moyenne se révèle neuf fois supérieure au milieu, et supérieure aux proies qu’ils consomment, confirmant l’hypothèse de bioamplification. Ces petits lézards verts, communs sur l’île, se nourrissent en grande partie de la macrofaune du sol. « Le Dactyloa roquet ne mange pas de vers de terre, mais consomme tout de même des petits organismes contaminés, et se contamine à son tour via ces proies, indique Mathieu Coulis. D’autres animaux, comme les oiseaux, consomment des vers de terre. Et par les mouvements de cette faune sauvage, on peut craindre que la chlordécone sorte des parcelles initialement touchées. »
Depuis l’interdiction de l’utilisation de la chlordécone aux Antilles, les priorités ont été mises sur les voies de contamination des populations humaines. Les sols, les eaux, les plantes cultivées et les animaux d’élevage ont fait l’objet de nombreuses études. Cette nouvelle étude alerte sur les risques écotoxicologiques pour la faune sauvage de l’île. « Les concentrations observées sont très élevées, et ce pour des tout petits organismes, décrit Lai Ting Pak. Même si un ver de terre ne vit que quelques mois, il est fort probable qu’à ce niveau élevé de contamination, les impacts sur son organisme soient rapides et non négligeables. »
En outre, ces résultats militent pour renforcer la compréhension de l’exposition des maillons de la chaine alimentaire à la chlordécone. Pour Eric Justes, directeur du département scientifique PERSYST du Cirad, « cette étude originale appelle à la vigilance pour la santé des écosystèmes en plus des réponses nécessaires en termes de politiques publiques pour la prévention pour la santé humaine ».
Ces travaux ont pu être conduits dans le cadre du projet Territoires Durables, et ont bénéficié des terrains d'étude du projet BANABIO.
Référence
Mathieu Coulis, Julie Senecal, Yoann Devriendt-Renault, Thierry Guerin, Julien Parinet, Lai Ting Pak. 2024. Fate of chlordecone in soil food webs in a banana agroecosystem in Martinique. Environmental Pollution