Chronique d’une transition agroécologique : la banane des Antilles

Histoire de changement 8 septembre 2021
La banane française, produite aux Antilles, est le fruit d’une histoire longue, semée d’embuches, que le Cirad a accompagnée au fil des années. Quarante années qui ont révolutionné la culture de la banane et permis le retour de la biodiversité dans les bananeraies.

Variétés de bananes  © Cirad

Avec une réduction de près de 60 % de l’usage de pesticides entre 2006 et 2015, la banane des Antilles revient de loin. Qui, en effet, n’a jamais entendu parler du chlordécone ? Ce pesticide, avant son interdiction en France en 1993, a été massivement utilisé pendant plus de vingt ans pour lutter contre le charançon de la banane en Guadeloupe et Martinique, contaminant à long terme les sols mais aussi les populations locales et certains produits agricoles. Depuis, la filière a fait sa révolution agroécologique. Elle affiche aujourd’hui des résultats impressionnants en matière de réduction de l’usage de pesticides. Elle a aussi su traverser crise de compétitivité et aléas climatiques et faire sa place sur un marché où la concurrence mondiale est rude. Le Cirad a accompagné la filière au fil du temps, dans le but d’améliorer sa compétitivité et sa durabilité environnementale et sociale. Aujourd’hui, ce sont les distributeurs qui s’intéressent à ses innovations, avec une production responsable, quasi exempte d’intrants chimiques. Et la biodiversité a fait sa réapparition dans les bananeraies.

Aux avant-postes de l’agroécologie

La culture de la banane s’est développée aux Antilles à la fin des années 1930. La recherche commence à accompagner la filière dans les dix années qui suivent. Dans les années 1960-1980, dans un contexte de forte concurrence internationale, les agronomes innovent afin d’augmenter la productivité des bananeraies. Mais la monoculture montre ses limites, et des baisses de rendement sont observées, du fait de la présence de charançons et nématodes dans les sols. Dès ces années-là, le Cirad élabore des référentiels et des paquets techniques raisonnés à l’intention des producteurs afin de limiter le recours systématique aux produits phytosanitaires ou aux engrais minéraux et pour en atténuer les impacts environnementaux. L’organisme développe alors l’association de l’assainissement des sols vis-à-vis des nématodes avec l’utilisation de vitroplants sains. L’innovation, aujourd’hui encore utilisée, est progressivement adoptée par les producteurs.
Les planteurs antillais, contrairement à leurs concurrents d’Amérique centrale ou d’Afrique sont soumis à la législation européenne, le cadre de contraintes le plus stricte au monde tant sur le plan environnemental que social. Pour défendre leurs intérêts commerciaux, ils vont peu à peu se structurer, et créer, en 2003, l’Union des producteurs de bananes de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN). Ce groupement, qui rassemble les cinq ou six structures préexistantes, sera un instrument de lobbying bien plus puissant. Il devient rapidement un partenaire crucial du Cirad.

Repartir sur des bases saines : le Plan banane durable

Évolution de la consommation totale en substance active par ha par les producteurs de banane de Guadeloupe et Martinique entre 2006 et 2020

L’année 2007, funeste à bien des égards pour la filière banane, avec le passage du cyclone Dean qui dévaste les plantations, et l’explosion du scandale du chlordécone, est aussi celle du lancement du Plan banane durable qui va révolutionner la filière.
À l’heure du Grenelle de l’environnement, le scandale sanitaire a une portée décuplée, les planteurs sont pointés du doigt. « En 2007, Les relations entre les planteurs et la recherche ne sont pas au beau fixe », témoigne Sébastien Zanoletti, agronome travaillant alors en appui aux groupements bananiers, aujourd’hui consultant pour l’IT2 et l’UGPBAN. « Les planteurs considèrent alors la recherche comme trop éloignée du terrain, avec des résultats qui ne correspondent pas vraiment à leurs attentes. » C’est précisément en 2007 que le Cirad et les groupements bananiers (UGPBAN) lancent le Plan banane durable (PBD), avec le soutien financier des collectivités territoriales, de l’État (le ministre de l’Agriculture de l’époque, Michel Barnier, très engagé) et de l’Union européenne. Le PBD a deux objectifs : au plan économique, maintenir une production élevée et l’emploi, et au plan environnemental, développer aux Antilles un mode de production alternatif basé sur l’agroécologie.
En matière de recherche, les innovations ne sont pas seulement d’ordre agronomique. Elles sont aussi partenariales. Conscients qu’il manque un corps intermédiaire entre la recherche et les producteurs, le Cirad et les professionnels de la filière créent l’Institut technique de la banane (ITBAN) fin 2008. Chargé des interactions entre chercheurs, techniciens et producteurs, cet organisme – qui s’ouvre rapidement à d’autres cultures tropicales en devenant « Institut technique tropical (IT2) » – sera la courroie de transmission de la transition agroécologique du secteur. Au plan agronomique, le plan est basé sur plusieurs piliers : la lutte contre la cercosporiose noire et la création et sélection variétale de bananiers résistants à la cercosporiose et aux différentes races de Fusariose. Sur le plan technique, me PBD se traduit par un système de jachère et de replantation de plants sains ; la couverture végétale des sols des bananeraies ; et l’enrichissement des sols en matières organiques par la promotion de méthodes de culture adaptées – travail du sol limité, culture d’engrais verts pendant les jachères, utilisation de compost. Le budget total du Plan était de 180 M euros (financé à 50 % par la puissance publique), dont 3 M euros par an pour la recherche entre 2008 et 2014, ce plan qui sera suivi d’un second PBD, va faire de la filière banane de Guadeloupe et Martinique l’une des moins consommatrices de pesticides au monde.

 

La banane des Antilles en quelques chiffres

  • 10 000 emplois directs, indirects et induits
  • 9 800 ha (dont 3 200 en jachère) en Martinique et Guadeloupe de Banane Cavendish
  • 250 000 t produites chaque année
  • environ 600 producteurs

 

Du champ au consommateur, l’agroécologie essaime

Aujourd’hui, plus de 95 % des producteurs se sont approprié les pratiques de prophylaxie culturale basées sur le couplage de stratégies d’assainissement des sols avec du matériel de plantation sain. Et si les planteurs ont encore notamment recours à des fongicides contre la cercosporiose, c’est de façon raisonnée (moins de dix traitements au sol contre 35 traitements aériens en milieu équivalent en Colombie ou en Équateur, et plus de 65 au Costa Rica).
Mais l’agroécologie fait aussi écho chez les consommateurs, avec une importante demande sociétale de produits le plus sains possible, relayée par l’aval (multiples certifications).
Le Cirad est ainsi sollicité par la grande distribution, soucieuse de garantir son approvisionnement.  Il a participé à l’élaboration du cahier des charges « Filière Qualité Carrefour » pour la banane (cf. encadré 1). Selon Denis Loeillet, économiste au Cirad, « la recherche a eu raison trop tôt, mais cela paie. À force de publier dans les revues, de participer aux interprofessions, etc., le Cirad a été repéré, et la grande distribution, qui subit les injonctions des consommateurs et de ses actionnaires, le sollicite ». Denis Loeillet se réjouit : « Les relations recherche-production-distribution ont évolué. La recherche, traditionnellement sollicitée en réponse à une problématique (maladie du bananier, etc.), prend désormais une place à part entière dans une relation tripartite et multipartenariale. Le Cirad fait désormais de l’intermédiation entre les producteurs et l’aval, en participant à la définition de cahiers de charges comme dans le cas de la FQC (cf. encadré), il peut limiter les demandes de l’aval si elles ne lui semblent pas réalistes (quand bien même les consommateurs le voudraient, on ne va pas produire une banane rose à pois verts) et inscrire la filière dans des démarches de progrès. La recherche ne détient pas toute la vérité, mais une vérité technique bien dosée peut répondre à une demande de marché. »

Le Cirad, cheville ouvrière du cahier des charges de la banane Filière qualité Carrefour
Le site web de Carrefour annonce la couleur. « Nos bananes Cavendish Filière Qualité Carrefour en provenance de Guadeloupe et de Martinique sont cultivées sans insecticides de synthèse et sans traitement chimique après récolte. Elles ont été développées avec le Cirad. C’est la première production de bananes agroécologiques à grande échelle. » La collaboration entre le Cirad et Carrefour a été fertile, en un temps record. Alors que les premières rencontres entre le groupe et les chercheurs ont eu lieu fin 2018, dès janvier 2020, le distributeur mettait ses premières bananes agroécologiques en rayon. Depuis lors, 8000 t de bananes antillaises estampillées « Filière qualité Carrefour » sont vendues en France chaque année. Un label développé par le groupe suivant un cahier des charges élaboré avec l’aide du Cirad, qui définit une banane agroécologique : sans traitement chimique post récolte, sans insecticide, sans nématicide, avec un nombre limité de traitements fongicides. Pour Sylvain Nicolosi, responsable de la filière qualité de Carrefour, la collaboration entre l’organisme et le géant mondial de la distribution est le résultat de deux intérêts partagés : le besoin d’une expertise réelle sur l’agroécologie pour Carrefour, et la possibilité de collaborer avec un distributeur en aval de la filière pour mieux envisager des leviers de développement pour le Cirad. S. Nicolosi estime que « le Cirad a joué un rôle de courroie de transmission entre les attentes de Carrefour et celles des producteurs ». Il loue la flexibilité des chercheurs, qui « ont su trouver un compromis entre une vision traditionnellement longue de la recherche sur 10-15 ans, et la vision ultra courte de la distribution (1 à 2 ans), pour des solutions réalistes et applicables dans le marché tel qu’il existe aujourd’hui ».

D’autres régions du monde productrices de bananes prennent le tournant de l’AE, avec l’appui du Cirad. L’organisme travaille ainsi notamment avec la Compagnie fruitière, plus gros exportateur de bananes d’Afrique (Cameroun, Côte d’Ivoire, Ghana).
Au niveau global enfin, le Cirad a lancé en février 2020 une alliance mondiale, la World Musa Alliance pour lutter contre la fusariose TR4, redoutable maladie qui menace la production de bananes, et qui a provoqué un véritable traumatisme dans les zones de production latino-américaines. Associant acteurs privés, l’alliance a pour objectifs de produire les connaissances nécessaires au développement de nouvelles variétés et de systèmes de production, ainsi que de créer des variétés résistantes à la TR4.

 

Les relations recherche-production-distribution ont évolué. La recherche, traditionnellement sollicitée en réponse à une problématique (maladie du bananier, etc.), prend désormais une place à part entière dans une relation tripartite et multipartenariale. La recherche ne détient pas toute la vérité, mais une vérité technique bien dosée peut répondre à une demande de marché.

Denis Loeillet
économiste au Cirad

Le retour des chauves-souris

Discours et actions en faveur d’une nouvelle façon de produire traduisent l’engagement de la profession dans la voie agroécologique. Mais pour le Cirad, il faut objectiver la valeur ajoutée environnementale, économique et sociale de cette transition. Une feuille de route a ainsi été élaborée en 2019, avec le double objectif de produire des connaissances scientifiques et renouveler l’offre d’expertise du Cirad, pour produire d’ici dix ans des bananes dessert et plantain de manière agroécologique et durable (cf. encadré 2).

Faux départ pour la Pointe d’or
Trouver une variété résistante à la cercosporiose figurait au cahier des charges du PBD. Elle devait être proche de la Cavendish en forme et goût, d’un bon niveau de résistance à la maladie et, enfin, proposant un niveau de productivité satisfaisant. Fruit de 20 ans de recherche, avec le croisement de plus de 2 000 variétés sauvages, la variété 925, baptisée « Pointe d’Or » est naturellement résistante à la cercosporiose noire. Elle est cultivée sans aucun produit phytosanitaire. Elle a été commercialisée pour la première fois en 2020.
Mais le lancement de la Pointe d’or a connu des complications. Cette nouvelle variété avait un défaut majeur pour la commercialisation : une peau qui brunit rapidement en rayon. Or les consommateurs n’achètent pas les bananes brunes. Le distributeur, Carrefour, a ainsi renoncé à la commercialiser. Sébastien Zanoletti regrette que la filière ait joué de malchance. « Il aurait été possible de réaliser un emballage écologique protégeant la Pointe d’or des chocs pour la vendre or elle a été mise sur le marché précisément à l’heure où les emballages quels qu’ils soient sont proscrits. » Il ajoute : « Pour autant, il ne faut pas abandonner totalement cette variété. On a là une variété bio à 100 %, savoureuse, qui n’a qu’un défaut d’apparence... Elle pourrait un jour trouver sa place sur le marché si les standards de consommation évoluent. »
Les recherches, elles, continuent, et les petites sœurs de la Pointe d’or, 964, 965, 966, sont en test au champ…

L'hylode de Martinique occupe les strates les plus hautes des bananeraies. (DR)

À moyen terme, pour la banane dessert, il est même question de produire une banane « zéro pesticide chimique ». Dans cette attente, des impacts concrets, indéniables, se font sentir sur le plan environnemental. La biodiversité a repris sa place dans les bananeraies, à une vitesse que personne n’avait anticipée... « C’était inespéré. C’est la preuve tangible de la bonne santé écologique des bananeraies. » témoigne Sébastien Zanoletti. Il ajoute : « Une étude menée en 2015  montre que la biodiversité a fait un retour fulgurant*. Sept espèces d’oiseaux, 214 espèces d’insectes, des grenouilles comme l’hylode de Martinique ont été recensés par des naturalistes. Quatre espèces de chauve-souris ont également fait leur réapparition, l’une d’elle a choisi les bananeraies comme habitat principal. Un nouvel équilibre s’est installé, peu à peu, après quelques hésitations (notamment des invasions d’araignées et de fourmis) au profit des sols également (195 vers de terre en moyenne par m2). Le charançon, autrefois catastrophe dans une bananeraie, est devenu une proie, la fourmi étant un gros prédateur de ses œufs. »

La biodiversité a fait un retour fulgurant. Sept espèces d’oiseaux, 214 espèces d’insectes, des grenouilles comme l’hylode de Martinique ont été recensés par des naturalistes. Quatre espèces de chauve-souris ont également fait leur réapparition, l’une d’elle a choisi les bananeraies comme habitat principal.

Sébastien Zanoletti
agronome, consultant pour l’IT2 et l’UGPBAN