Regard d'expert·e 15 novembre 2025
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Land sparing ou land sharing, le débat à la lumière des sciences agronomiques
Une parcelle agricole à Madagascar © L. Fertin, Cirad
L’essentiel
- Le débat land sparing vs land sharing revient régulièrement dans les grandes négociations internationales comme le Cadre mondial de la biodiversité.
- Le land sparing mise sur une agriculture durable à haut rendement, mais les stratégies pour l’atteindre – de l’intensification conventionnelle aux approches agroécologiques – et leurs effets réels sur la biodiversité et les sociétés restent très débattus.
- Au-delà du débat, aucune approche ne réussira sans prise en compte des inégalités économiques et de pouvoir, des droits fonciers et de la participation des communautés.
Damien Beillouin est agronome et analyste de données au Cirad. Ses travaux relèvent de l’agronomie globale, c’est-à-dire qu’il étudie les performances de systèmes agricoles (rendement, services écosystémiques…) aux échelles parcellaires et supra-parcellaires.
Ce débat dit land sparing vs land sharing n’est pas nouveau. N’est-il toujours pas tranché au sein de la communauté scientifique ?
Damien Beillouin : Effectivement ce débat est né il y a une vingtaine d’années, mais il revient en force dans les discussions politiques récentes* en lien avec la biodiversité et l’agriculture. À l’époque, il a été initié par des écologues qui s’appuient essentiellement sur des modèles théoriques. Leur postulat de base est qu’il y aurait forcément des compromis à faire entre rendement agricole et biodiversité. Autrement dit, plus on maximise la production, plus la biodiversité tend à reculer. Mais ces deux activités sont-elles réellement incompatibles ? Avec mes collègues du Cirad et nos partenaires, nous cherchons des solutions pour cultiver tout en protégeant le vivant dans sa diversité. Nos résultats de recherche montrent que ce compromis entre rendement agricole et biodiversité est loin d’être systématique : il dépend fortement des pratiques agricoles mises en œuvre, des contextes écologiques et des échelles d’analyse.
Ainsi, il nous apparait crucial de réintégrer des visions d’agronomes, de sociologues et d’économistes dans ce débat, trop souvent dominé par des écologues de la conservation.
De même il nous semble important de tenir compte des réalités de terrain. À titre d’exemple, il ne suffit pas de décréter qu’une zone devient espace naturel protégé pour qu’elle le soit effectivement. Cela demande des moyens, une gouvernance adaptée et d’« empowerment » des populations locales. Les exemples de destruction des aires protégées sont malheureusement nombreux. Dans certains cas, ce sont même les zones exploitées durablement qui préservent le mieux les milieux.
Existe-t-il une corrélation entre une agriculture à haut rendement et une réduction globale des terres cultivées ?
D. B. : La réponse n’est pas évidente, car elle dépend de nombreux facteurs contextuels. Mais l’exemple assez emblématique de la révolution verte tend plutôt vers le « non ». Cette politique de transformation des agricultures du sud s’est fondée sur l’intensification et la technologie via l’apport d’intrants, l’utilisation de variétés à haut rendement et l’irrigation. Il en a résulté un accroissement spectaculaire de la productivité agricole, sans expansion proportionnelle des terres cultivées, et une baisse de la faim dans le monde. Mais la révolution verte est aussi la cause d’une dégradation généralisée de l’environnement (pollution, érosion des sols, salinisation…), ainsi que d’une perte massive de biodiversité. Depuis, les surfaces cultivées n’ont jamais diminué. Cela s’explique par le fameux « effet rebond » bien connu des économistes : si une culture est intensifiée, elle devient plus rentable, incitant davantage de producteurs à se convertir à ladite culture. Ce phénomène peut également influencer l’évolution des régimes alimentaires, liée en particulier à une diminution des prix agricoles, contribuant indirectement à maintenir ou étendre les surfaces cultivées. Parallèlement, la croissance démographique, l’augmentation de la demande alimentaire, et les effets du changement climatique exercent une pression supplémentaire sur les terres agricoles, entraînant souvent la conversion de forêts et d’habitats naturels. Résultats : les forêts sont défrichées pour devenir des surfaces cultivées. Chaque année, des surfaces équivalentes à la taille d’un pays comme le Portugal sont défrichées, principalement pour convertir les terres en agriculture. À noter, le règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts (RDUE) qui devrait entrer en application fin 2025 constitue justement une tentative pour éviter cet effet rebond.
Les défenseurs du land sparing plaident pour une agriculture à haut rendement qui serait durable. Une telle agriculture existe-t-elle ?
D. B. : C’est une bonne question ! Évidemment personne n’est contre les hauts rendements, et dans certaines régions, il est sans doute nécessaire d’intensifier la production, principalement grâce aux engrais ou à d’autres technologies agricoles classiques. Cependant, dans « durable », il y a également des critères sociaux, environnementaux, sanitaires qu’il faut prendre en compte et évaluer… Cette « agriculture durable à haut rendement », prônée par les partisans du land sparing, se base sur un accès soutenu aux engrais, aux variétés améliorées (y compris génétiquement modifiées), aux marchés et aux conseils agricoles classiques, dans une approche générale très top-down. En bref, des pratiques très similaires à celles promues par la révolution verte. Cela interroge quant à la manière dont ce modèle diffère réellement du paradigme actuel d’intensification de l’agriculture dont on ne cesse de dénoncer les limites. Sans adaptation forte aux enjeux de biodiversité, de changement climatique, de rémunération des agriculteurs et d’autodétermination alimentaire, cette approche ne risque-t-elle pas de perpétuer le déclin de la biodiversité, la contribution du secteur agricole au réchauffement climatique, la rémunération insuffisante des agriculteurs et la malnutrition qui touche encore plus de 700 millions de personnes aujourd’hui ?
D’après vous des décennies d’agriculture centrée sur la seule question du rendement se sont révélées inadéquates. Pourquoi ?
D. B. : Nos analyses montrent que les approches productivistes (intrants chimiques, variétés standardisées, mécanisation lourde, OGM, etc.) ont été indispensables et ont permis des gains considérables de productivité, mais elles ont désormais atteint leurs limites dans de nombreux contextes. En effet, ces approches n’ont pas enrayé la perte de biodiversité et s’accompagnent de coûts cachés considérables au niveau social environnemental et sanitaire.
Enfin, contrairement à une idée largement répandue, nos résultats montrent que le land sharing n’est pas condamné à des rendements inférieurs. Des pratiques agroécologiques comme l’agroforesterie, la gestion intégrée des ravageurs ou la diversification des cultures peuvent offrir à la fois productivité, rentabilité, résilience climatique et bénéfices pour la biodiversité. C’est le défi que relèvent beaucoup de scientifiques du Cirad : contribuer à construire et mettre en œuvre ces solutions.
Au-delà du débat en lui-même, vous insistez sur l’importance d’intégrer la justice sociale dans les stratégies agricoles…
D. B. : Tout à fait. Sans prise en compte des inégalités, des droits fonciers et de la participation des communautés, aucune approche ne peut réussir. En combinant analyse agronomique et perspective socioécologique, les travaux du Cirad participent à réintégrer des visions d’agronomes dans les débats internationaux sur la biodiversité et les transitions agroécologiques. Ils peuvent également apporter des pistes pour guider les recherches et les recommandations sur la protection de la biodiversité, les transitions agroécologiques, la résilience face au changement climatique et le développement durable des territoires ruraux.
* Ce débat figurait notamment dans les récentes négociations internationales sur la biodiversité (COP16 à Cali et COP16.2 à Rome). Il est au cœur des questions liées à la mise en œuvre du Cadre mondial pour la biodiversité. Il apparait également dans les stratégies européennes et mondiales sur l’agriculture durable et dans les discussions sur le financement de la transition agroécologique. Il pointe aussi son nez dans le règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts (RDUE) qui se base exclusivement sur la conservation des massifs forestiers peu intervenus.