Cirad et Embrapa : 40 ans de partenariat pour répondre aux défis climatiques et alimentaires en Amazonie brésilienne et guyanaise

Institutionnel 3 avril 2024
Dans une interview croisée, Élisabeth Claverie de Saint Martin, PDG du Cirad et Silvia Massruhá, présidente de l’Embrapa, revisitent 40 ans de partenariat. L’occasion, à l’aune d’un nouvel accord-cadre de coopération et des 40 ans du Cirad, de parcourir les succès, les évolutions marquantes et les défis actuels et à venir, notamment la prise en compte du rôle des femmes dans la recherche et sur le terrain, la collaboration avec les populations autochtones et les perspectives de coopération Sud-Sud.
Silvia Massruhá, présidente de l’Embrapa (Entreprise brésilienne de recherche agronomique) et Élisabeth Claverie de Saint Martin, PDG du Cirad lors du Salon international de l’Agriculture de Paris en février 2024. © Cirad
Silvia Massruhá, présidente de l’Embrapa (Entreprise brésilienne de recherche agronomique) et Élisabeth Claverie de Saint Martin, PDG du Cirad lors du Salon international de l’Agriculture de Paris en février 2024. © Cirad

Silvia Massruhá, présidente de l’Embrapa et Élisabeth Claverie de Saint Martin, PDG du Cirad lors du Salon international de l’Agriculture de Paris en février 2024. © Cirad

Cette année marque le 40e anniversaire du Cirad ainsi que quatre décennies de partenariat avec l’Embrapa. En quoi considérez-vous ce partenariat comme un exemple réussi de coopération scientifique entre la France et le Brésil ?

 

Élisabeth Claverie de Saint Martin : Ce partenariat se distingue à plusieurs égards. Depuis la création de l'institut brésilien fédéral, la France, et notamment ses institutions de recherche telles que le Cirad, a contribué à la formation scientifique de nombreux chercheurs et chercheuses de l’Embrapa.

Sur le plan de la recherche, les deux instituts ont collaboré sur plusieurs projets, notamment dans le domaine de l'agriculture familiale. Le projet Silvânia dans les Cerrados en est un exemple emblématique. L’agriculture de conservation et la modélisation du risque agricole sont deux autres aspects de ces premières recherches en partenariat. Le Cirad a par exemple été co-porteur avec l’Embrapa du modèle ZARC (Zonage agronomique du risque climatique).  Aujourd'hui, notre collaboration s'étend à la mise en œuvre de projets d'envergure tels que Terramaz et Sustenta e Innova, visant à soutenir le développement territorial durable des agroécosystèmes amazoniens.

Notre partenariat est passé d'un soutien scientifique aux filières agricoles et à la formation à une coopération dans le cadre de projets d'envergure croissante, désormais financés par des bailleurs de fonds internationaux. Ensemble, nous répondons aux défis mondiaux, notamment par la réhabilitation des espaces dégradés et la gestion forestière inclusive.

Cette collaboration est aujourd’hui renforcée par le dispositif en partenariat Territoires amazoniens, un collectif de recherche franco-brésilien incluant à présent des scientifiques et des territoires de Colombie, d’Équateur, du Pérou et de Guyane française.

 

Silvia Massruhá : Notre partenariat avec le Cirad est l'un des plus solides et des plus fructueux en termes d'histoire, d'objectifs de recherche communs, de développement et d'échanges au regard des avancées dans la recherche agricole, la diversité, la sécurité alimentaire, la conservation/restauration, l'agriculture familiale, parmi de nombreux autres domaines d'intérêt. Ne serait-ce qu'entre 2002 et 2022, l'Embrapa a collaboré à près de 1 000 publications scientifiques avec la France. C'est le deuxième pays avec lequel le Brésil publie le plus, après les États-Unis. La France représente à elle seule environ 30 % de toutes les publications de l'Embrapa avec les institutions européennes. Sur ce total de près de 1000 publications avec des institutions françaises, 543 l'ont été avec le Cirad. Le Cirad est donc notre plus grand partenaire après l'USDA aux États-Unis.

Au-delà des publications, plusieurs dizaines de nos scientifiques ont effectué leurs travaux de troisième cycle au sein d’institutions françaises, qu’il s’agisse d’un master, d’un doctorat ou d’un post-doctorat. Ces échanges ont certainement été à l'origine non seulement des projets présentés ci-dessus, mais aussi de nombreux résultats en matière d'avancées des connaissances, d'innovations technologiques et certainement de politiques publiques.

 

Nos deux institutions viennent de signer un nouvel accord-cadre de partenariat. Quels sont les défis communs que cette coopération ambitionne de relever ?

 

E. C. S. M. : À la lumière des résultats des projets bientôt achevés, notre collaboration pourrait se concentrer davantage sur la protection et la réhabilitation de la fertilité des sols. Une autre priorité concerne la gestion des ressources naturelles, notamment la caractérisation et la valorisation de la biodiversité (bioéconomie). La préservation des ressources naturelles telles que les forêts et la ressource hydrique dans le Nord et le Nordeste du Brésil est également une préoccupation partagée. La lutte contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire, en particulier dans le Nordeste, qui est également un objectif du G20, constitue un autre défi commun, notamment par l'intensification agroécologique des systèmes de production agrofamiliaux. Enfin, la valorisation des aliments et des savoir-faire locaux pourrait être développée.

 

S. M. : La mondialisation pose des défis importants à la recherche, notamment dans des domaines tels que la production durable, l'intégration productive, la réduction de l'empreinte carbone, l'agriculture numérique, l’amélioration génétique, la restauration des zones dégradées, l'adaptation au changement climatique, la sécurité alimentaire ainsi que la réduction de la faim et de la pauvreté. Ces domaines représentent des axes d’exploration pour les équipes au cours des prochaines années. Notre partenariat a déjà généré des contributions significatives aux politiques publiques et à la façon dont la diplomatie scientifique est menée et avance, et sert de référence pour de nouvelles coopérations. Nous pourrons certainement aller de l'avant grâce à des études et des projets communs pour la conservation et l'utilisation durable de l'Amazonie brésilienne et de la Guyane française.

 

Le secteur agronomique est historiquement très masculin. Pourtant, aujourd’hui, vous êtes deux femmes à la tête de deux importantes institutions de recherche nationales au Brésil et en France dans ce domaine. Cela témoigne d’une évolution significative. Selon vous, comment cette évolution se manifeste-t-elle concrètement, à la fois au sein de vos institutions et en termes de recherche scientifique ?

 

E. C. S. M. : En effet, il s'agit d'un signe clair d’ouverture et de reconnaissance de l'implication et de la présence des femmes dans les professions scientifiques et plus particulièrement dans le domaine agronomique. Il est également juste que la place et le rôle des femmes soient reconnus dans la hiérarchie et les décisions de haut niveau.

Cette évolution se reflète dès les études, notamment dans les écoles d’agronomie en France et au Brésil, telles que l’École Supérieure d’Agronomie Luis Queiroz (ESALQ) de l'université de São Paulo, dont le Cirad est un partenaire historique. Dans le cadre de son offre de formation, le Cirad accueille également un nombre croissant de femmes parmi les scientifiques, issus de tous horizons, qu'il reçoit à Montpellier ou à l'étranger.

Cette évolution au sein des institutions également sensibilise et incite les collectifs de recherche à s’intéresser au rôle des femmes dans l’amélioration des systèmes alimentaires et l’alimentation saine dans le cadre des cantines scolaires.

 

S. M. : Au Brésil, les femmes sont de plus en plus engagées dans les coopératives, les associations, l'exécutif, le législatif, les institutions scientifiques, technologiques et d'innovation, ainsi que dans les entreprises publiques et privées. Les femmes des zones rurales représentent une force entrepreneuriale qui ne cesse de croître. Ces initiatives, qui permettent d’échanger nos expériences et d’apprendre les uns des autres, renforcent le rôle des femmes dans tous ces secteurs.

Nous devons aussi créer un environnement propice à l’accès des chercheuses et des gestionnaires à des postes de premier plan, tels que notre fonction actuelle qui est l’un des leviers pour ce développement. Dans une perspective inclusive, le système scientifique sera plus créatif et compétitif, produisant de meilleurs résultats, dans la mesure où il intègre cette perspective inclusive et développe les outils nécessaires pour y parvenir.

Cependant, il est impératif d’aller plus loin en encourageant activement l'entrepreneuriat féminin rural. À cette fin, l'Embrapa a, par exemple, lancé une initiative stratégique en 2022, l'Observatoire des femmes rurales au Brésil. Ce dispositif fait partie du système d'intelligence stratégique de l'Embrapa et vise à subventionner les politiques publiques en faveur des femmes travaillant dans l'agriculture, la sylviculture et l'aquaculture.

L’observatoire est un outil de veille qui permet de suivre et d'anticiper les problématiques pertinentes dans ce domaine, en tenant compte des différentes régions et thématiques.

Selon les données qui en sont issues, le nombre d'établissements ruraux dirigés par des femmes a augmenté de 44 % entre 2006 et 2017 (années étudiées par l'observatoire jusqu'à présent). Il y a près d'un million d'établissements ruraux dirigés par des femmes.

L'observatoire et les initiatives d'inclusion sont des instruments qui répondent aux Objectifs de développement durable de l'Agenda 2030, notamment l'ODD 5, en référence à la cible 5.b, qui est d’"Accroître l'utilisation des technologies de base, en particulier des technologies de l'information et de la communication, pour promouvoir l'autonomisation des femmes".

 

Comment le Cirad et l'Embrapa peuvent-ils combiner leurs compétences pour œuvrer ensemble à la préservation et à la reforestation des zones habitées par les populations autochtones ?

 

E. C. S. M. : Le Cirad opère au sein des trois principaux bassins forestiers mondiaux, en travaillant sur le terrain en étroite collaboration avec les populations locales. Chaque communauté devrait pouvoir bénéficier d'une évaluation précise de sa situation et de ses besoins afin d'obtenir des solutions adaptées à ses spécificités. Au Brésil, le Cirad et l'Embrapa coopèrent déjà au sein du dispositif en partenariat Territoires amazoniens, ainsi que dans le cadre de plusieurs projets visant la préservation et la restauration des zones dégradées, notamment par le biais de la reforestation.

Le projet TerrAMAZ illustre parfaitement cette collaboration entre le Cirad et l'Embrapa, impliquant également de nombreux autres partenaires tels que l'ONG IDEFLOR, l'UFRA, l'EUPA et le gouvernement du Para. Il propose aux communautés autochtones, telles que le peuple Tembé, des approches agronomiques qui permettent de garantir leur sécurité alimentaire ou de surveiller leur territoire par l'utilisation de nouvelles technologies telles que les drones.

Travailler avec les communautés autochtones est essentiel, car elles jouent un rôle crucial de gardiennes des forêts, étant situées au cœur de celles-ci et donc les mieux placées pour assurer leur exploitation durable et leur préservation à long terme.

 

S. M. : Tout au long de son histoire, l'Embrapa s’est engagé dans des actions de recherche et développement visant à renforcer la culture des peuples indigènes, promouvoir la gouvernance territoriale et un dialogue permanent. Ces peuples possèdent des connaissances et des pratiques essentielles développées depuis des temps immémoriaux dans leur interaction étroite avec l'environnement, s'adaptant aux situations les plus diverses. Cette relation offre une opportunité pour l'Embrapa et le Cirad de développer l’utilisation durable des ressources ainsi que la sécurité et la souveraineté alimentaires.

L'Embrapa a conclu un accord de coopération technique avec la Fundação Nacional do Índio (FUNAI) qui prévoit des activités de recherche, de développement et de transfert de technologies pour les peuples indigènes, conformément à diverses politiques publiques, notamment la politique nationale de gestion territoriale et environnementale des terres indigènes (PNGATI) de 2012. Cette politique tient compte des plans de gestion territoriale et environnementale des terres indigènes, couvrant et valorisant les domaines de recherche sur l'agriculture indigène, l'agriculture familiale, l'agrobiodiversité, l'agroécologie, les connaissances traditionnelles et l'ethno-connaissance.

Par ailleurs, des projets en partenariat avec le Cirad, comme TerrAmaz, visent à élaborer des plans d'intelligence territoriale, à produire des connaissances et à apprendre à coconstruire des solutions avec les populations locales pour la préservation de la forêt.

 

Quel rôle le partenariat étroit Embrapa-Cirad pourrait-il jouer dans la perspective d’un appui Sud-Sud au renforcement de la recherche agronomique dans certains des pays les moins avancés comme souhaité par le Président Lula ? 

 

E. C. S. M. : L’Embrapa est largement reconnue comme l'une des principales institutions de recherche agronomique au monde, et a grandement contribué à l'essor de l'agriculture brésilienne. Les compétences scientifiques qu'elle détient en agronomie tropicale pourraient être mises au service du développement des agricultures tropicales dans les pays les moins avancés.

La collaboration entre l'Embrapa et le Cirad pourrait s’appuyer sur les vingt dispositifs en partenariat, dont le Cirad est à l’origine et un des partenaires fondateurs, afin de mettre en synergie compétences et connaissances.

L'Embrapa est déjà engagée dans les dispositifs PP-AL et Territoires amazoniens. La mutualisation des ressources et des savoirs en vue du développement des pays du Sud et du renforcement des capacités pourrait bénéficier à des régions telles que l'Afrique ou l'Amérique du Sud.

 

S. M. : Le partenariat Embrapa-Cirad renforce la présence de la science et de l'innovation agricoles dans le cadre de partenariats de coopération Sud-Sud. Les réseaux de partenaires de chaque institution renforcent la relation et peuvent générer des actions conjointes qui vont au-delà de chaque institution isolée.

Par exemple, l’Embrapa accueillera la réunion du Conseil du One CGIAR en juin cette année et j’assure aussi la présidence et la coordination du programme Procisur, deux actions où la présence de l'Embrapa et la capacité institutionnelle du Cirad peuvent faire la différence.

L'Embrapa est constamment sollicité pour reprendre sa participation aux actions de coopération Sud-Sud, et sous cette direction, avec le soutien de l'Agence brésilienne de Coopération (ABC), de l'Apex, du ministère et du gouvernement fédéral, ainsi que de partenaires internationaux stratégiques tels que le Cirad, il sera possible de rétablir une stratégie solide à cet égard.