Réduire l’usage des antibiotiques : quand les solutions viennent des éleveurs

Résultats & impact 17 novembre 2023
Les solutions naissent partout et surtout au niveau local. Au Nord du Vietnam, des éleveurs de volailles s’organisent pour réduire leur utilisation d’antibiotiques et ainsi empêcher l’apparition de bactéries résistantes. Une équipe de scientifiques s’est penchée sur ces initiatives et en déduit des pistes pour soutenir un changement durable des pratiques autour des antibiotiques en élevage.
Dans une commune au Nord du Vietnam, des éleveurs ont réduit leur usage des antibiotiques via des alternatives à base de probiotiques, et se sont organisés en coopérative © C. Bâtie, Cirad
Dans une commune au Nord du Vietnam, des éleveurs ont réduit leur usage des antibiotiques via des alternatives à base de probiotiques, et se sont organisés en coopérative © C. Bâtie, Cirad

Dans une commune au Nord du Vietnam, des éleveurs ont réduit leur usage des antibiotiques via des alternatives à base de probiotiques © C. Bâtie, Cirad

En 2015, l’Europe enregistrait 33 000 décès liés à l’antibiorésistance selon le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. Ce chiffre, en augmentation, traduit l’acquisition chez les bactéries de capacités de résistance aux médicaments. 

Chloé Bâtie est vétérinaire et épidémiologiste. Elle s’intéresse aux stratégies de réduction des antibiotiques dans les élevages de poulets au Vietnam. La scientifique vient de signer un article publié dans Plos ONE : « En s’intéressant aux pratiques des éleveurs, on observe que beaucoup expérimentent des solutions au niveau local pour réduire l’usage des antibiotiques. Via nos études, on essaie de comprendre pourquoi ces initiatives localisées fonctionnent, comment les communautés s’en emparent, et comment les diffuser à plus large échelle. » Elle a conduit une étude qualitative auprès de dix-huit éleveurs de poulets du Nord du Vietnam. Dix d’entre eux ont déjà réduit leurs usages des antibiotiques.

Ce travail s’inscrit dans le cadre du projet ROADMAP (voir encadré), dont l’objectif est de comprendre les pratiques et opinions liées aux antibiotiques en élevage, d’analyser les facteurs socioéconomiques de leur utilisation, et d’identifier les solutions pour un usage plus raisonné.

Des freins à la réduction des antibiotiques, malgré les risques

Au nord du Vietnam, les antibiotiques sont utilisés à la fois pour traiter et prévenir les maladies, ce qui favorise l’apparition de résistances. « La plupart des éleveurs ont déjà entendu parler de résistance aux antibiotiques, et certains l’observent sur leurs propres fermes, détaille Chloé Bâtie. S’ils ne changent pas leurs habitudes, c’est souvent faute de moyen pour sécuriser leur production et leurs profits. »

Par ailleurs, la résistance aux antibiotiques est un problème qui se développe à bas bruit. « Comparée aux maladies infectieuses, dont les effets sont plus immédiats sur les animaux comme sur les humains, l’antibiorésistance s’établit sur un pas de temps beaucoup plus long, explique Flavie Goutard, vétérinaire et épidémiologiste au Cirad. Les éleveurs vont en visualiser les effets au bout de quelques mois ou quelques années, quand ils verront les antibiotiques habituels ne plus fonctionner comme avant. »

Pressions économiques pour garder un coût de production faible, fluctuations du marché, manque de conseils adaptés sur les médicaments et d’incitations financières, mesures de biosécurité insuffisantes, habitudes… Malgré les risques sanitaires, pour leurs animaux comme pour eux, les éleveurs peuvent difficilement diminuer seuls l’utilisation des antibiotiques. « On se rend rapidement compte que les obstacles au changement ne sont pas uniquement causés par un manque de connaissance des éleveurs, décrypte Chloé Bâtie. Ces derniers font face à des barrières dites « systémiques », c’est-à-dire liées au système dans lequel s’inscrit la production de viande de poulet. Les initiatives individuelles existent mais elles doivent être encouragées par un changement plus général qui implique l’ensemble de la chaîne de production. »

Des éleveurs s’organisent pour aller vers des productions alternatives

En travaillant au plus proche des communautés, les scientifiques mettent en évidence des changements à l’échelle locale. Dans cette étude conduite en partenariat avec plusieurs instituts de recherche vietnamiens et français, Chloé Bâtie et Flavie Goutard ont interrogé plusieurs éleveurs qui ont réduit leur usage des antibiotiques via, notamment, des alternatives à base de probiotiques produits localement, et qui se sont organisés en coopérative d’éleveurs.

« Le changement est d’abord parti d’un éleveur sensibilisé à la question, qui s’est formé et s’est mis à développer ses propres probiotiques, relate Chloé Bâtie. Une coopérative, soutenue par le gouvernement, s’est construite autour de ce projet, mêlant d’autres éleveurs ainsi que des vétérinaires locaux et des vendeurs de médicaments. La coopérative a permis de réduire les coûts en mettant en commun les connaissances et les moyens, et en mutualisant les risques. Ce réseau a aussi encouragé la diffusion de ces solutions au sein de la communauté et de nouveaux débouchés ont été mis en place pour atteindre les consommateurs de Hanoï. »

Suite à plusieurs scandales sanitaires qui ont secoué le pays, les consommateurs vietnamiens sont devenus friands de produits de qualité. « L’une des motivations affichées des éleveurs interrogés est la qualité du poulet, couplée à la réduction des coûts économiques et sociaux. Ce type d’initiative locale est saluée par la demande au Vietnam, avec des consommateurs qui veulent voir le poulet et connaître l’origine. Dans les grands centres urbains, les consommateurs sont même prêts à payer un peu plus cher pour un produit sûr. »

Changer d’échelle : de solutions locales à un changement de pratiques général

Au-delà de ces initiatives qui naissent au niveau local, les chercheuses espèrent surtout mettre en avant les mécanismes de pérennisation et de diffusion de ces solutions. « Les éleveurs innovent sans cesse pour surmonter leurs contraintes quotidiennes. Ce qui nous intéresse, c’est de comprendre pourquoi et comment certaines innovations arrivent à se déployer au-delà de l’individuel. » Pour Flavie Goutard, ces travaux au Vietnam montrent l’importance de l’engagement des communautés : « elles sont à l’origine de leurs propres solutions, qu’elles adaptent à leurs besoins et qui sont donc efficaces. Ce qu’on doit faire maintenant, c’est trouver des méthodes plus générales pour diffuser ces solutions. Cela passe, par exemple, par des ateliers de co-constructions au cours desquels des participants de différents secteurs et niveaux échangent avec les décideurs politiques, afin de proposer des politiques publiques plus adaptées. »

L’étude menée par le Cirad a conduit à des ateliers communs à un niveau local avec des éleveurs, des vendeurs de médicaments et de poulets, une compagnie pharmaceutique, mais aussi avec les autorités locales (vétérinaires de communes, districts et provinciaux). Par la suite, les résultats ont été diffusés à Hanoï auprès de décideurs publics nationaux et des centres de recherche nationaux et internationaux.

« L’engagement passe par des choses simples, estime Chloé Bâtie. La rencontre répétée avec des éleveurs, la restitution des solutions et les débats encouragent la participation et la mobilisation de toutes les personnes mobilisées. Nous avons aussi un rôle, en tant que scientifiques, de se faire les architectes de ces espaces communs de discussions. »

Projet ROADMAP : mieux appréhender l’usage des antibiotiques en santé animale

Ce projet, basé dans 9 pays d’Europe, ainsi qu’au Mozambique et au Vietnam, cherche à comprendre l’utilisation des antibiotiques en santé animale et à promouvoir une transition vers une utilisation raisonnée des antibiotiques. Éleveurs, vétérinaires, fabricants de médicaments, autorités sanitaires… Les pratiques de différents acteurs sont observées à la loupe afin d’imaginer un usage plus raisonné de ces antibiotiques, permettant à terme de limiter le risque d’apparition de phénomènes d’antibiorésistance. ROADMAP est un projet financé à hauteur de 6 millions d’euros par le programme H2020 de l’Union européenne.

Les travaux sont menés selon des approches transdisciplinaires et participatives. Le projet ROADMAP se pense par ailleurs selon une approche « One Health », ou « Une seule santé », telle que définie par le groupe d'experts de haut niveau (OHHLEP). Cette approche intègre les liens entre santés animale, humaine et des écosystèmes, et rassemble divers secteurs et disciplines pour promouvoir le développement durable et protéger la santé.

Site web du projet ROADMAP : http://www.roadmap-h2020.eu/

Référence

Chloé Bâtie, Hang Tran Minh, Van Anh Thi Vu, Duong Thuy Luong, Trang Thi Pham, Nicolas Fortané, Phuc Pham Duc, Flavie Luce Goutard. 2023. Reducing antimicrobial use in chicken production in Vietnam: Exploring the systemic dimension of change. Plos One
https://doi.org/10.1371/journal.pone.0290296