Covid-19 & Sécurité alimentaire | Pourquoi l’agriculture africaine se montre résiliente face à la crise

Regard d'expert 2 juin 2020
Zones sinistrées par les conflits, terrorisme au Sahel, invasions de criquets… L’Afrique cumule de nombreux freins à son développement. L’épidémie de Covid-19 vient s’y ajouter. Néanmoins, cette nouvelle crise pourrait révéler la capacité de résilience des agriculteurs du continent, notamment ouest-africains, engagés dans la production vivrière. Analyse de Patrick Dugué, agronome et expert de la diversité des agricultures africaines au Cirad. Cet article est le septième d’une série consacrée aux impacts du Covid-19 sur la sécurité alimentaire de plusieurs pays tropicaux.
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Avec l’épidémie mondiale de Covid-19 et le maintien de nombreuses insécurités liées au terrorisme ou à des nuées de ravageurs des cultures (criquets, chenille légionnaire…), plusieurs pays africains font face à de nombreuses inquiétudes en matière de sécurité alimentaire. Les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest — Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, etc., le Sud du Mali et du Burkina Faso, présentent néanmoins une situation plutôt résiliente vis-à-vis des contraintes de l’épidémie. La crise sanitaire aura probablement peu d’impact sur leur production alimentaire. Plusieurs facteurs expliquent cela.

Des cultures peu intensifiées mobilisant peu d'intrants

En premier lieu, ces pays offrent un haut potentiel de production pour les cultures vivrières telles que le manioc, le plantain, l’igname et le sorgho. Ces cultures sont peu intensifiées et ne mobilisent que très peu d’engrais et de pesticides. Elles ne sont donc pas touchées par des difficultés d’accès aux intrants. Pour le maraîchage et la culture du maïs, qui requièrent des engrais minéraux et des pesticides, les stocks d’intrants sont en place dans les boutiques et les magasins des organisations de producteurs et productrices.

Le cours du pétrole très bas favorisera par ailleurs une baisse du prix des engrais pour la deuxième saison de culture dans le Sud des pays côtiers dans quelques mois, et plus encore probablement pour la campagne agricole 2021/22.

Une main d'oeuvre agricole disponible sur place

Les producteurs et productrices peuvent également compter sur la main d’œuvre agricole qui est restée disponible dans les zones de production malgré les restrictions des déplacements de quelques semaines - couvre-feu, blocus de certaines villes. En pleine saison, la main d'oeuvre agricole demeure en effet habituellement dans leur région de résidence pour l’installation, l’entretien des cultures ou les récoltes. Seule exception, la production cacaoyère qui mobilise en Côte d’Ivoire comme au Ghana une main d'oeuvre venant de pays frontaliers.

Il est également probable que l’épidémie de Covid-19 ait un impact, sur la force de travail disponible et le bien être des ménages ruraux, bien moindre que celle de paludisme, de la dengue ou du VIH-Sida [1]. La population rurale est jeune dans son ensemble. Et l’épidémie touche pour le moment davantage les villes et une très faible part de la population [2]. Les arrêts maladie temporaires des ruraux sont ainsi peu nombreux.

Des opportunités de changements de consommation et de types de cultures

Ce contexte de crises sanitaires et du commerce international pourrait par ailleurs offrir à l’agriculture vivrière ouest-africaine des opportunités pour se développer.

En 2018, 46 % de la population africaine était urbaine selon la FAO. Et les consommateurs et consommatrices des villes représentent un fort levier de changement. Ceux issus des classes pauvre et moyenne pourraient acheter davantage de produits locaux — céréales (maïs, riz, sorgho), manioc, igname ou banane plantain — au détriment du riz et du blé importés, et donc celui du pain, dont les prix sont susceptibles d’augmenter. Avec une baisse du prix du carburant et du transport, les racines et tubercules, le plantain, produits particulièrement pondéreux, seront plus accessibles.

Dans une période d’approvisionnement contraint — le Maroc, par la fermeture totale de ses frontières, ne peut plus approvisionner les marchés ouest-africains en oignon et en orange — ces consommateurs et consommatrices sont amené.es à acheter davantage de fruits et de légumes également locaux. Et si ces derniers sont de bonne qualité, les plus aisés peuvent faire le choix d’acheter moins de produits alimentaires importés d’Europe (produits surgelés, en boîte ou frais).

Par ailleurs, certains États ont décidé d’accroître leur stock alimentaire de sécurité, constitué de céréales principalement, pour faire face à de possibles dysfonctionnements du marché international du riz à court et moyen termes. Les organisations de producteurs et productrices, comme celles du Bénin ont ainsi récemment pu vendre à un prix acceptable les récoltes 2019/20 toujours en stock en avril dernier.

Enfin, les prix de vente des produits d’exportation (anacardier, hévéa, coton, sésame…) ont subi une forte baisse. Face à cette diminution de revenu, les agriculteurs et agricultrices ont pour option d’accroître la part de leur assolement consacrée aux cultures vivrières pour le marché local. Il s’agit par exemple de remplacer une partie de leur surface cotonnière par des cultures de maïs et de légumineuses à graines [3].

Il leur sera néanmoins difficile de modifier rapidement la rotation de ses cultures surtout quand ils et elles ont investi dans les cultures pérennes. Difficile aussi de proposer rapidement des légumes sains et labellisés issus de systèmes agroécologiques à une clientèle exigeante habituée à acheter des produits transformés ou surgelés importés.

Leur capacité à saisir ces opportunités dépendra de la durée des restrictions du transport terrestre et aérien et surtout de leur réactivité. Ces filières vivrières ouest-africaines peuvent devenir plus compétitives par rapport aux produits alimentaires importés et accroître la souveraineté alimentaire de ces pays. Pour cela, il est nécessaire de mettre en place des politiques publiques adaptées : recherche et développement, conseil agricole, subvention des équipements, etc.

[1] Selon l’ONUSIDA, 430 000 adultes étaient malades du VIH-Sida en 2018 en Côte d’Ivoire. Une partie d’entre eux vit en milieu rural. Au sud du Bénin, le temps de travail des ménages agricoles a été réduit de 31 %, bien que la majorité des malades bénéficient d’un traitement.

[2] Selon l’OMS, au 15 mai 2020, l’Afrique de l’Ouest présente toujours 10 fois moins de cas confirmés par million d’habitant.es qu’en Europe et souvent 20 fois moins selon les pays. En termes de décès, la différence est encore plus grande car la population est jeune : moins de 2,5 décès par million d’habitant.es en Afrique de l’Ouest alors que l’Europe subit entre 95 décès (Allemagne) et 519 décès (Italie) par million d’habitant.es.

[3] Ainsi le prix du coton-fibre sur le marché international a baissé de 20 % depuis janvier 2020 et celui de la noix de cajou de 36 %. Au Mali, la filière coton a fixé le prix d’achat du coton-graine à 200 FCFA/kg pour la campagne 2020/21 au lieu de 275 FCFA/kg pour la campagne précédente (— 27 %). (Sources : FAO, ONU, Banque mondiale)