Connaissez-vous la litière forestière fermentée, ce fertilisant prometteur utilisé en agroécologie ?

Regard d'expert 21 octobre 2021
Face à l'érosion de la biodiversité microbienne des sols, il est urgent de mettre au point des pratiques culturales restauratrices, accessibles et économiques. Les litières forestières fermentées font partie des solutions. Proches des pratiques utilisant les "micro-organismes efficaces", elles sont déjà utilisé avec succès dans certaines régions du monde. Les processus qui s’opèrent dans le sol et au niveau de la plante restent néanmoins encore à explorer. C'est l'objectif des recherches menées en partenariat par le Cirad, l'IRD et l'association Terre et Humanisme.

© Cirad, A. Rival

Depuis l’avènement de l’agriculture productiviste, au lendemain la Seconde Guerre mondiale, les sols agricoles sont sévèrement mis à mal. Des études estiment qu’en France, une surface agricole équivalente à un département moyen disparaît tous les dix ans : salinisation, érosion, compaction, artificialisation ou simplement déprise agricole.

En corollaire des pratiques agricoles « conventionnelles » qui considèrent le sol plus comme un support physique qu’un substrat vivant, la biodiversité microbienne des sols agricoles est également mise à mal. L’usage de pesticides, un travail du sol intensif et fréquent, un recours aux fertilisants minéraux ou de synthèse ainsi qu’une faible diversité végétale cultivée en sont, pour une large part, responsables.

Cette érosion de la biodiversité microbienne et de la mésofaune des sols se traduit également par une pression accrue des maladies telluriques qui fragilisent les cultures. Sans parler des émissions de gaz à effets de serre associées à ces intrants (NH3 et N2O en particulier).

Il est donc urgent de mettre au point des pratiques culturales restauratrices de la fertilité et de la santé des sols, accessibles et économiques. Des solutions fondées sur le recyclage de la matière organique et/ou l’apport de micro-organismes de différentes origines sont à l’étude.

L’une d’entre elles, sortie de la boîte à outils de l’agroécologie, met en jeu la grande biodiversité microbienne des litières forestières : on parle de « litières forestières fermentées » (LFF), et la méthode s’apparente à celle des « micro-organismes efficaces ».

Le professeur Higa et ses assemblages de micro-organismes

Un peu d’histoire d’abord. Dans les années 1980 au Japon, le professeur Higa, ayant pris conscience de la dangerosité des intrants chimiques pour la santé humaine, les sols et les plantes, s’intéresse aux micro-organismes utilisés dans les fermentations alimentaires traditionnelles japonaises (miso, shôyu, tempeh, etc.).

Il les mélange alors à des micro-organismes de compost et à d’autres prélevés dans la rhizosphère de certains arbres. Ces « assemblages » de micro-organismes seront le point de départ de nombreuses études et applications agronomiques, d’abord au Japon, puis dans de nombreux pays d’Asie du Sud-Est et en Amérique latine vers le milieu des années 1990. Ils mettront plus de temps à arriver en Europe et en Afrique, et de façon plus confidentielle.

La LFF est préparée à base de litière prélevée sur des sols de forêts, puis combinée à des sous-produits agricoles riches en glucides simples (mono ou disaccharides) tels que le glucose, le fructose ou le saccharose (mélasse par exemple), en sucres plus lents contenant beaucoup d’amidon et/ou de cellulose (son de blé ou balle de riz par exemple), et en bactéries lactiques (petit lait ou lait de soja, entre autres).

Utilisée comme biofertilisant

Bien homogénéisé et humidifié (à environ 50 à 60 % d’eau), le tout est placé en conditions anaérobies (c’est-à-dire sans oxygène) dans un récipient hermétique, pendant un mois, afin de favoriser différents processus biologiques, dont des fermentations lactiques et alcooliques.

Passé ce délai est obtenue une matrice solide présentant une légère odeur fruitée, alcoolisée, et un pH acide. Cette litière forestière fermentée – appelée aussi Lifofer, ou « mère solide » – peut alors être « activée » en milieu liquide (courte fermentation de six jours dans un milieu aqueux sucré) puis épandue sur les sols après une dilution adéquate.

Généralement appliquée au sol – avec de la matière organique – comme biofertilisant, la litière forestière fermentée peut aussi avoir un rôle contre les pathogènes du sol (Clostridium, entérobactéries, nématodes…) grâce à la production d’acide lactique et à la subséquente acidification du milieu.

Efficace contre le mildiou

Mais les litières forestières fermentées contribueraient également à optimiser le drainage des sols en améliorant leur structure, à leur permettre une meilleure rétention d’eau et à y réincorporer de la matière organique.

Dans certains cas, les LFF peuvent être appliquées sur les feuilles pour lutter biologiquement contre certains bioagresseurs attaquant les plantes. Au monastère de Solan, dans le Gard, elles sont ainsi utilisées contre le mildiou, un champignon pathogène classique de la vigne, réduisant ainsi les quantités de sulfate de cuivre qui sinon s’accumuleraient dans le sol.

À Cuba, où elles sont connues comme « microorganismos nativos o de montaña », on les utilise aussi avec succès en élevage (probiotique, agent de cicatrisation, assainissement des bâtiments), et en traitement biologique de lagunes victimes d’eutrophisation.

Des mécanismes encore incompris

Si l’utilisation de ces « micro-organismes efficaces » a fait ses preuves en maraîchage, en améliorant la croissance des plantes et leur productivité, les processus mis en jeu qui s’opèrent dans le sol et au niveau de la plante restent une boîte noire à explorer.

Est-ce la composante « micro-organismes » qui est « efficace », c’est-à-dire qu’elle joue un rôle fertilisant ou stimulant dans les sols ? Ou bien certaines molécules bio-actives (enzymes, hormones végétales…) produites par ces micro-organismes pendant les fermentations ? Ou bien les deux ? La littérature scientifique reste peu documentée à ce sujet et les observations de terrain doivent être validées par une approche scientifique.

C’est pourquoi différentes équipes de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie (IMBE, Aix-Marseille Université), l’IRD et le Cirad ont entrepris de mener conjointement des recherches sur cette thématique, en collaboration avec l’association Terre et Humanisme.

Suivre la décomposition de la matière organique

Afin de caractériser ces micro-organismes, différentes techniques d’analyse capables de déterminer leur composition sont mises en œuvre : la spectroscopie infrarouge et la résonnance magnétique nucléaire. Toutes deux permettent de caractériser l’état de la matière organique et de suivre sa décomposition. La spectrométrie de masse permet la recherche et l’identification éventuelle de molécules particulières comme les hormones végétales présentes dans la LFF.

En complément, des analyses biologiques sont également menées sur la préparation de ces micro-organismes (pendant la fermentation) mais également dans le sol ; l’objectif étant de comprendre comment leur application peut modifier la composante microbienne du sol en matière de diversité fonctionnelle (capacité d’assimilation de différents substrats carbonés ou azotés) et génétique (extraction d’ADN, identification des familles bactériennes et fongiques par « metabarcoding »).

Des sols plus résilients à la sécheresse

L’effet de l’application de la LFF sur les sols est par ailleurs suivi par des mesures classiques telles que la respiration (CO2 produit), le rapport carbone/azote, le pH, l’électro-conductivité, l’humidité et la capacité de rétention d’eau.

L’utilisation de ce biofertilisant contribuerait par ailleurs à renforcer la résilience des sols à la sécheresse. Des expériences sont ainsi menées en mésocosme, afin de reproduire les conditions naturelles de vie du sol, en alternant des cycles de séchage et de réhydratation de sols agricoles pour simuler des épisodes de sécheresse et de précipitations.

Des recherches menées à l’échelle internationale

Preuve de l’engouement récent pour cette technique de fertilisation simple et peu coûteuse déjà adoptée dans diverses parties du monde, elle est au cœur de partenariats internationaux associant acteurs institutionnels et acteurs de la société civile afin d’en comprendre les mécanismes d’action, d’en valider scientifiquement l’efficacité avant de pouvoir la diffuser plus largement.

Entre autres, un partenariat piloté par le Cirad a ainsi été conclu entre des centres de recherche en Afrique de l’Ouest, en France et à Cuba, afin de favoriser le développement de cette technique auprès des acteurs de l’agriculture paysanne ouest-africaine.

 

Producteurs, agriculteurs, instituts de recherches se montrent séduits par cette technique dont ils ont pu expérimenter les effets de manière empirique. Il reste néanmoins un long chemin à parcourir au niveau scientifique afin de comprendre et d’expliquer les mécanismes en jeu et d’assurer la reproductibilité des effets de ces micro-organismes sur le long terme.

 

Pierre Christen, microbiologiste à l'IRD, Anne-Marie Farnet Da Silva, maître de conférence en écologie microbienne à Aix-Marseille Université (AMU) et Catherine Rébufa, maître de conférences en biotechnologie environnementale et chimiométrie à Aix-Marseille Université (AMU) ont également contribué à la rédaction de cet article.

 

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation le 13 octobre 2021.