Regard d'expert·e 18 novembre 2024
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Sandrine Dury : « Les systèmes alimentaires actuels ne permettront pas d’enrayer la faim et la malnutrition »
Le rapport sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle dans le monde 2020 (FAO, FIDA, PAM UNICEF, OMS) vient d’être publié. Que nous apprend-il ?
Sandrine Dury : Que nous ne sommes pas du tout sur la bonne voie pour atteindre l’objectif du développement durable N°2 « Éradiquer la faim et la malnutrition en 2030 », fixé en 2015. Bien au contraire, depuis 2014, le nombre de personnes sous-alimentées est en constante augmentation : 690 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, 60 millions de plus qu’en 2014. Et le rapport annonce une projection de 840 millions de personnes en 2030 si la tendance actuelle se poursuit. Plus largement, 2 milliards de personnes se trouvent en situation d’insécurité alimentaire sévère et modérée, dont plus d’un milliard en Asie, et 675 millions en Afrique.
Quelles sont aujourd’hui les causes de cette situation ?
S. D. : Les causes sont connues depuis longtemps et le rapport les rappelle : les conflits qui gangrènent les pays où l’insécurité est la plus forte, les variations climatiques accentuées par le changement climatique, le ralentissement de la croissance enregistré depuis la crise de 2008, mais aussi les fléaux et ravageurs tels que les invasions de criquets en Afrique de l’Est jusqu’en Inde. Les pertes avant et après récoltes, de même que le gaspillage alimentaire sont aussi des facteurs mis en avant. À cela vient s’ajouter la crise Covid-19 qui pourrait précipiter entre 80, et 130 millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté et donc l’insécurité alimentaire.
Comment le rapport propose-t-il de remettre l’ODD2 sur de bons rails ?
S. D. : Justement en reprenant ce lien entre revenu des personnes et coût d’une alimentation saine. Le rapport compare les seuils de pauvreté et les coûts d’une alimentation saine dans le monde. Il souligne que 3 milliards de personnes n’ont pas les moyens financiers d’acheter les produits alimentaires leur garantissant un régime alimentaire sain et équilibré. Pourtant, les disponibilités alimentaires sont suffisantes. Manger, et « bien » manger coûte trop cher.
La solution selon le rapport : baisser le coût de l’alimentation saine et équilibrée. Et pour se faire transformer en profondeur les systèmes alimentaires à la fois baisser le coût de l’alimentation et augmenter le revenu des producteurs. Simple ? Bien sûr que non !
Les systèmes alimentaires tels que nous les connaissons ne sont pas durables et nous l’avions montré dans un récent rapport. Ces systèmes s’avèrent difficilement capables de répondre aux trois grandes exigences qui leur sont assignées : nourrir de manière saine et équilibre l’ensemble de la population mondiale, y compris les plus pauvres ; protéger l’environnement (biodiversité, changement climatique, etc.) ; et répondre aux considérations sociales en créant des emplois décents à tous les niveaux, et particulièrement en aval et en amont de la production. Il convient donc de les transformer, mais en respectant ces trois exigences.
Qu’est-ce qu’implique, plus précisément, de réduire les coûts de l’alimentation tout en augmentant les revenus des producteurs et productrices ?
S. D. : Concrètement, cela signifie augmenter la productivité - produire plus avec moins - et la production, pour faire baisser les prix et permettre ainsi un meilleur accès des consommateurs à l’alimentation. Pour que les revenus des agriculteurs augmentent, les prix doivent cependant moins baisser que ce que la production n’augmente. Selon le rapport, deux leviers permettraient en priorité d’atteindre cet objectif : diversifier les productions et accroître la productivité des fruits et des légumes.
Mais tout ne peut pas reposer uniquement sur la production. Les autres niveaux des systèmes alimentaires doivent aussi contribuer. C’est pourquoi le rapport mentionne d’autres leviers comme la réduction des pertes et gaspillages avant et après récolte. En 2014, la FAO estimait déjà, pour l’Afrique Subsaharienne, des pertes entre 30 à 40 % pour la banane plantain, le manioc ou l’igname et 40 % pour les cultures légumières. Un autre levier se trouve dans la prise en compte de la nutrition au sein des politiques agricoles et commerciales. Cela permettrait de favoriser, au-delà des aliments riches en énergie tels que le riz et le maïs, également ceux riches en vitamines et en micronutriments, produits localement. Enfin, le rapport préconise de renforcer les politiques de protection sociale permettant d’accroître l’accessibilité des consommateurs les plus démunis à une alimentation saine.
Les solutions existent donc, pourquoi ne sont-elles pas appliquées ?
S. D. : Rien n’est dit dans le rapport sur le comment, et ce n’est d’ailleurs pas son rôle. Mais pour avancer concrètement, il convient de répondre à de nombreuses questions : comment augmenter la productivité (nouvelles semences, OGM, augmentation des intrants, agriculture de précision, agroécologie, mécanisation, etc.) ? Comment réduire les pertes et gaspillages (accès au marché, transformation, infrastructures de stockages, etc.) ? Comment mettre en place des politiques sociales qui ne soient pas déstabilisatrices ? Les questions se multiplient dès que nous rentrons dans l’application concrète, et que l’on cherche à respecter également les exigences environnementales et sociales précédemment mentionnées.
Il n’y a donc pas de solution miracle et chaque cas est spécifique. C’est pourquoi le Cirad met l’accent sur les approches territoriales du développement testées dans quelques pays. Celles-ci permettent de prendre en compte à la fois les dimensions systémique et locale. En partenariat avec la FAO et l'Union européenne, les scientifiques du Cirad conçoivent des méthodes de diagnostic simples des systèmes alimentaires, offrant des conclusions très opérationnelles et adaptées aux contextes locaux. Les travaux sur ces questions montrent que le rôle des PME en amont et en aval de la production, notamment pour ce qui est de la transformation ou la distribution, est fondamental. Enfin, le Cirad co-construit avec les acteurs des systèmes alimentaires les transformations de demain au-delà du secteur agricole et du clivage rural/urbain.
Ce dernier point est crucial : on ne peut faire sans les acteurs. La crise Covid a conduit les acteurs des systèmes alimentaires à modifier leurs pratiques, à s’adapter aux mesures de confinement et de distanciation sociale dans tous les pays. Quelles sont les stratégies mises en œuvre par ces acteurs, dans les villes, dans les campagnes ? Sont-elles temporaires ou pérennes ? Répondent-elles aux exigences de durabilité ? C’est ce que nous essayons de comprendre pour, avec nos partenaires, accompagner la transformation des systèmes alimentaires.
Propos recueillis pas Elsa Bru