Emmanuelle Bouquet : « Rendre visibles les femmes rurales, pour améliorer l’impact de nos recherches »

Regard d'expert 7 mars 2021
Les femmes ont longtemps été invisibles dans les activités de recherche et de développement. Ceci les écartant bien souvent des impacts attendus des projets. Pourtant leur rôle est crucial, notamment dans les agricultures familiales pour lesquelles œuvre le Cirad. L’établissement s’est emparé de ces questions dans le cadre du projet européen Gender-SMART. L’un des objectifs est d’intégrer la dimension genre dans la stratégie scientifique. Explications avec Emmanuelle Bouquet, économiste au Cirad à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes ce 8 mars 2021.
Emmanuelle Bouquet est économiste au Cirad. Elle coordonne, avec Jean-Michel Sourisseau, le groupe de travail « Intégrer la dimension genre dans la stratégie scientifique » du projet Gender-SMART © Cirad
Emmanuelle Bouquet est économiste au Cirad. Elle coordonne, avec Jean-Michel Sourisseau, le groupe de travail « Intégrer la dimension genre dans la stratégie scientifique » du projet Gender-SMART © Cirad

Emmanuelle Bouquet est économiste au Cirad. Elle coordonne, avec Jean-Michel Sourisseau, le groupe de travail « Intégrer la dimension genre dans la stratégie scientifique » du projet Gender-SMART © Cirad

 

Le rôle des femmes dans l’agriculture a longtemps été négligé par les projets de recherche et de développement. Pourquoi cela ?

Vieille paysanne balinaise battant le riz au champ (Indonésie) © Cirad, A. Rival

Vieille paysanne balinaise battant le riz au champ (Indonésie) © Cirad, A. Rival

Emmanuelle Bouquet : C’est vrai, les femmes ont très longtemps été invisibles, notamment celles des régions rurales des pays tropicaux et méditerranéens. Étaient-elles invisibilisées volontairement ou involontairement ? Peut-être par une simplification des processus d’enquête ? La réponse n’est pas évidente. Nous, scientifiques, raisonnons généralement en termes d’exploitation agricole. Or, celles-ci sont souvent dirigées par des hommes. Quand les points de vue des femmes, leurs besoins et leurs contraintes ne sont pas pris en compte, l’impact des activités de recherche et de développement les atteint moins.
Et quand les femmes apparaissent dans les statistiques, c’est généralement parce qu’elles sont veuves, ce qui est un cas particulier.
L’objectif est de rendre visibles toutes les femmes, de même que le travail qu’elles accomplissent.

Les questions de genre peuvent-elles enrichir les activités de recherche et de développement ?

E. B. : Au-delà des impératifs d’égalité, nous faisons l’hypothèse que la prise en compte du genre produira une science plus pertinente et qui aura davantage d’impact. Prenons l’exemple, en génétique, de la sélection de nouvelles variétés. Pour que celles-ci soient adoptées, les scientifiques doivent connaître les besoins des utilisateurs, mais aussi ceux, bien souvent distincts, des utilisatrices. Les premiers peuvent dédier leur production plutôt à la vente et les secondes plutôt à l’autoconsommation. La réalité est certes plus complexe que le cliché « les hommes vendent et les femmes cuisinent ». Mais déjà, se questionner enrichit les recherches et surtout les réponses apportées par la science. Le projet RTBfood, coordonné par le Cirad, est précurseur à ce niveau-là.

La prise en compte du genre dans l’activité scientifique du Cirad est formalisée depuis 2 ans dans le cadre du projet Gender-SMART, également coordonné par l’établissement. Quel changement, dans les pratiques de recherche, cela préfigure-t-il ?

Enquêtes dans le cadre du projet Cazcom © C. Chitate, Cirad

Enquêtes dans le cadre du projet Cazcom © C. Chitate, Cirad

E. B. : Il s’agit pour nous, scientifiques, de passer d’une approche aveugle au genre à une approche sensible au genre. Et cela à chaque étape du processus scientifique : de la formulation des questions de recherche à la dissémination des résultats en passant par la collecte et l’analyse de données. C’est l’objectif que nous poursuivons, Jean-Michel Sourisseau et moi-même qui coordonnons le groupe de travail du projet Gender-SMART : « Intégrer la dimension genre dans la stratégie scientifique ». Ces aspects sont devenus une priorité transversale du Cirad qui doit irriguer l’ensemble de nos recherches.

Comment le genre était-il pris en compte jusqu’alors ?

Gender-SMART (logo)

Gender-SMART (logo)

E. B. : Un audit réalisé en 2019 a révélé que, sur les trois années précédentes, moins de 1 % des publications du Cirad possédaient les mots « genre », « femme » ou « féminin » dans son titre, ses mots clés ou son résumé. Ce résultat laissait présager une large marge de progrès ! Cela dit, on pense qu’une partie de l’iceberg reste immergée. Quand on travaille sur les agricultures familiales, la question du genre est là, puisqu’il y a des femmes et des hommes dans les familles, mais elle reste parfois implicite, et elle n’apparaît pas parmi les mots clés retenus dans les publications. De ce constat est née l’idée de créer, au Cirad, une communauté de pratique, qui regroupe aujourd’hui une cinquantaine de scientifiques de différentes disciplines, et des cadres d’appui à la recherche. Certains prenaient déjà en compte cette dimension du genre dans leurs activités, mais sans forcément le présenter comme tel. D’autres n’avaient pas du tout ces questions en tête, mais souhaitent les intégrer dans leurs travaux. D’autres encore ont besoin de répondre aux demandes des partenaires financiers qui nous interpellent de plus en plus sur ces questions. Gender-SMART permet de catalyser et capitaliser ce type d’expériences, pour donner envie. Surtout, il propose une diversité d’outils pour mieux intégrer les questions de genre au sein des projets.

Tout est-il une question de genre ?

Femmes de retour des champs (République démocratique du Congo ) © Cirad, D. Louppe

Femmes de retour des champs (République démocratique du Congo ) © Cirad, D. Louppe

E. B. : Pas forcément, mais il faut au moins se poser la question. Parfois, aussi, le genre ne suffit pas. Gender-SMART nous a permis d’incorporer l’approche « genre + », qui permet d’étudier et de croiser différentes sources possibles d’inégalités: le genre, les générations, les classes sociales... Parmi les femmes, par exemple, certaines sont mieux positionnées que d’autres selon leur statut social ou intrafamilial. Nous cherchons à savoir sur quoi reposent ces inégalités et ce qui les perpétue. Les sociologues vont considérer les jeux de pouvoir, les économistes vont regarder les différences d’accès aux ressources productives, les revenus, etc. Après avoir documenté ces inégalités, décrypté leurs mécanismes, un troisième objectif consiste à y remédier, ou tout du moins en tenir compte, afin de formuler des recommandations pertinentes. Cela signifie adapter nos recherches à cette réalité. Par exemple, en Afrique de l’Ouest, les femmes travaillent déjà sur les parcelles des hommes au-delà de leurs tâches domestiques. Elles ont donc moins de temps pour travailler sur leurs propres parcelles. Une piste de recherche peut être alors de travailler sur des solutions techniques économes en temps.
Notre philosophie est que chaque scientifique réfléchisse à ses pratiques, mais sans préjuger de la réponse. L’objectif est d’intégrer davantage la dimension genre dans les projets du Cirad en partant de ce que les équipes font au quotidien, dans la diversité des approches qui y sont sensibles.