Dans les villes du Sud, les petites entreprises locales jouent un rôle essentiel pour des systèmes alimentaires inclusifs et durables

Plaidoyer 5 juillet 2021
La population dans les zones urbaines devrait augmenter de 25 % d’ici 2050, en Afrique, Asie et Amérique latine. Face à cette croissance démographique, les systèmes alimentaires urbains du Sud doivent répondre à des enjeux à la fois alimentaires, sanitaires, sociaux et environnementaux. Allant à l’encontre d’une vision dépassée d’un « système traditionnel » en retard face au « système moderne », une équipe internationale de chercheurs coordonnée par le Cirad propose six nouvelles catégories pour appréhender les systèmes alimentaires des villes du Sud.
Marché de la ville de Mamoudzou à Mayotte © L. Balbérini, Cirad
Marché de la ville de Mamoudzou à Mayotte © L. Balbérini, Cirad

Marché de la ville de Mamoudzou à Mayotte © L. Balbérini, Cirad

Plus de la moitié de la population mondiale vit en zone urbaine. Et la tendance est à la hausse, puisque la démographie des villes d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine devrait augmenter d’environ 25 % d’ici 2050. Comment les systèmes alimentaires de ces villes du Sud s’adaptent à cette pression démographique croissante ? Comment faire pour renforcer leurs capacités de réponse ?

« Le potentiel créatif et innovant des populations des villes du Sud est immense, en témoigne la résilience de leurs systèmes alimentaires en pleine pandémie, souligne Paule Moustier, spécialiste de l’alimentation des villes au Cirad et première auteure d’un brief scientifique intitulé « Priorities for inclusive urban food system transformations in the Global South » présenté le 6 juillet (en amont des journées scientifiques du Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires des 8 et 9 juillet 2021). Des atouts que l’on sous-estime souvent, à cause d’une vision biaisée. On suppose en effet que le seul moteur de transformation des systèmes alimentaires urbains du Sud est le développement de la grande distribution et que le système dit traditionnel est peu productif et immuable. L’enjeu de notre note, c’est de proposer un autre cadre de compréhension, plus proche des réalités de terrain. Un changement nécessaire si l’on souhaite mettre en place des politiques publiques adaptées et efficaces. »

En effet, l’approvisionnement alimentaire des villes des pays à faibles revenus est majoritairement assuré par des productions et des ventes de petite échelle qui s’avèrent efficaces pour alimenter les villes à faible coût. Loin d’être inorganisé, ce système est structuré par un enchaînement d’acteurs et d’espaces assurant des fonctions complémentaires (producteurs, collecteurs, grossistes, détaillants, petites entreprises de transport, stockage et transformation). Par ailleurs, des microentreprises et PMEs innovent pour répondre aux nouvelles demandes de qualité des consommateurs, notamment sanitaires. On les oppose généralement à l’agrobusiness à large échelle, considéré comme « moderne » et performant. 

Les auteurs développent ainsi six types de systèmes alimentaires urbains propres aux villes du Sud. Ils tirent de leurs caractéristiques cinq leviers d’action pour renforcer les capacités de réponse face à une population croissante, s’appuyant sur des entreprises sobres en énergie et en capital.

Six types de systèmes alimentaires urbains au Sud

« Les classifications actuelles des systèmes alimentaires des pays à faibles revenus ignorent la diversité et la créativité qui existent au sein des systèmes alimentaires dirigés par des très petites, petites et moyennes entreprises, y compris les organisations de producteurs, regrette Paule Moustier. D’où notre proposition de six nouvelles catégories, plus inclusives, mais également plus réalistes, qui doivent conduire à des appuis spécifiques par les pouvoirs publics. »

  1. Subsistance
    Ce système concerne une agriculture urbaine, incluant les jardins personnels. Il permet une contribution additionnelle variable à la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations pauvres et encourage le recyclage des déchets alimentaires (compost…). En revanche, il peut avoir des conséquences sanitaires négatives en cas de pollution des sols et de l’eau, ou par l’utilisation de certains déchets.
  2. Relationnel court (denrées périssables)
    Une chaîne d’agriculteurs et de détaillants assurent la vente sur les marchés et dans les rues. Des relations fidélisées sont fréquentes avec des engagements oraux. Les produits sont accessibles à toutes catégories de revenus. Ce système approvisionne la ville en produits frais, denses en nutriments, et à bas coût. Il emploie les populations peu qualifiées. Les contrôles de la qualité des produits sont cependant limités.
  3.  Relationnel long (denrées non périssables) 
    Une chaîne d’agriculteurs, collecteurs, grossistes et détaillants assurent la vente sur les marchés et de rue. De la même manière que pour le relationnel court, les engagements y sont oraux et les produits sont accessibles à toutes catégories de revenus. En termes d’impacts, ce système permet l’emploi des populations peu qualifiées mais reste limité en termes de contrôles de la qualité des produits. C’est un système assez concurrentiel, mais avec de fortes marges pour un petit nombre de grossistes qui maîtrise le stockage et le crédit.
  4. Piloté par des petites et moyennes entreprises commerciales visant la qualité
    Ce système regroupe une chaîne d’agriculteurs-entrepreneurs ou de collectifs de producteurs, transformateurs et détaillants. Un contrôle de la qualité et un processus de labellisation sont mis en place. Ces produits sont accessibles aux consommateurs à moyens et hauts revenus. Ce modèle présente l’avantage de créer de l’emploi et de la valeur ajoutée pour les populations peu qualifiées. Les produits sont de meilleure qualité, plus chers que dans les circuits dits traditionnels, mais moins chers qu’en supermarchés.
  5.  Piloté par des supermarchés
    De la même manière que le système précédent, celui-ci concerne une chaîne d’agriculteurs-entrepreneurs ou en collectifs, transformateurs et détaillants. Il comprend également un contrôle de la qualité et une labellisation des produits. Il emploie des grossistes dédiés, et s’approvisionne parfois via des organisations de producteurs. Les parties sont liées par des contrats écrits. Les produits, de meilleure qualité mais plus chers, sont accessibles aux consommateurs à moyens et hauts revenus. Ce modèle a des impacts variables sur l’inclusion des populations pauvres, et peut augmenter la disponibilité en produits ultra-transformés et déconseillés pour la santé.
  6.  Digital
    Enfin, ce type de système regroupe l’utilisation transversale des technologies numériques par les 5 types de systèmes alimentaires urbains explicités au-dessus. Sont concernées quelques entreprises de e-commerce de livraison de produits alimentaires, ainsi que des partenariats avec des petites et moyennes entreprises. Les produits sont accessibles aux consommateurs à moyens et hauts revenus. Ce système est bien adapté aux crises sanitaires. Il améliore par ailleurs la traçabilité et la confiance dans les produits et encourage les processus de certification. En revanche, les produits sont plus chers, et le digital tend à exclure les consommateurs dotés d’un accès limité à internet.


Des recommandations pragmatiques pour des systèmes alimentaires inclusifs

  1. Collecter des données précises et actualisées : Une politique publique efficace nécessite des données fiables sur la consommation, les bassins d’approvisionnement et les filières alimentaires. Pour cela, les auteurs préconisent la collaboration entre géographes, économistes, nutritionnistes et statisticiens.
  2. Soutenir les espaces de production et de commercialisation favorables aux pauvres : Face aux pressions du marché sur les ressources foncières ou en eau, l’agriculture urbaine risque de disparaître. Par ailleurs, les marchés urbains souffrent souvent de congestion et du manque d'hygiène. Les auteurs recommandent ainsi de protéger l’accès aux terres des populations les plus pauvres face aux investissements privés. En parallèle, il est impératif d’aménager de manière sobre les marchés urbains, afin d’améliorer les conditions d’hygiène (protection contre la pluie, points d’eau). Enfin, il convient de protéger des espaces pour les vendeurs mobiles, avec une contribution financière modérée de leur part, au vu de leur rôle important pour l’emploi et le ravitaillement de nombreuses populations vulnérables. 
  3. Promouvoir les aliments à forte densité nutritionnelle auprès des consommateurs : Il convient de diffuser des recettes utilisant les fruits, les légumes, les légumineuses et les noix d’origine locale. Il faut aussi encourager le conditionnement et l'étiquetage de ces produits alimentaires locaux riches en nutriments. 
  4. Mettre à disposition, au niveau national, des infrastructures et des services pour les très petites, petites et moyennes entreprises 
    Cet ensemble de recommandations regroupe l’amélioration du transport rural-urbain ou encore la diffusion des technologies de transformation alimentaire à petite échelle (par exemple, l’amélioration du fumage du poisson au Sénégal ou du séchage de la mangue développées par le Cirad). Mais également la fourniture de services, tel que le crédit, la formation aux bonnes pratiques d’hygiène et au marketing, ou bien la mise à disposition d’espaces urbains pour des marchés paysans (comme l’ont fait des municipalités du Laos ou d’Inde). Le contrôle de qualité ainsi que des sanctions graduées doivent être aussi mis en place par les autorités publiques, en complément du contrôle privé. 
  5.  Favoriser la coordination et la gouvernance multi-acteurs
    Enfin, les auteurs de la note plaident pour la mise en place d’organisations professionnelles et de plateformes inclusives, afin de permettre aux parties prenantes de mieux se coordonner. Les autorités municipales sont des acteurs de plus en plus engagés dans les politiques alimentaires à travers différents leviers :  gestion des déchets, agriculture urbaine, cantines scolaires, aménagement de marchés… La recherche peut aider au bon fonctionnement de plateformes multi-acteurs, notamment par la fourniture de données sur les marchés et l’utilisation du foncier. 

    « Répondre à la demande des consommateurs des villes du Sud représente des opportunités non seulement pour l’agri-business, mais aussi pour de nombreuses microentreprises et PME alimentaires locales, qui sont plus inclusives et plus sobres sur le plan environnemental, conclut Paule Moustier. Parmi les leviers d’actions proposés, plusieurs permettraient de générer des emplois pour les populations urbaines moins éduquées, en particulier les femmes. Des recommandations qu’il faudra bien sûr adapter aux différents objectifs et contextes locaux. »
 Qu’est-ce qu’un système alimentaire urbain ? Un système alimentaire comprend tous les éléments et activités liés à la production, transformation, distribution, préparation et consommation des aliments, et les résultats de ces activités, en particulier dans le domaine socio-économique et environnemental (définition du High Level Panel of Expert du Comité de la Sécurité Alimentaire). Un système alimentaire urbain est un système alimentaire lié à une ville par des flux humains ou matériels. Il a des résultats variables en termes de sécurité alimentaire et nutritionnelle, de viabilité socio-économique et de durabilité écologique.