Brésil : Quelle appropriation des modèles de cultures « Sarra » ?

Évaluation d’impact Impress ex post 14 mars 2025
« Sarra » est un modèle de bilan hydrique conçu par le Cirad. Son utilisation au Brésil a contribué à la mise en place d’un réseau opérationnel visant à générer des données d’analyse du sol et des cultures, et ainsi définir des cartes d’indices de risques climatiques (aussi appelées « zonages climatiques agricoles »), donnant lieu à des recommandations de calendrier culturaux (dates de semis, durées de cycle). Le modèle est un outil précieux d’appui au programme brésilien de garantie visant à réduire les risques de pertes agricoles et d’incapacités de remboursement de prêts des producteurs. La présente étude de cas s’est intéressée à cette appropriation et sa contribution à un impact sociétal.
Le modèle de bilan hydrique Sarra a été conçu par le Cirad pour simuler le bilan hydrique quotidien d’une culture à partir de paramètres du sol, de la culture et du climat.
Le modèle de bilan hydrique Sarra a été conçu par le Cirad pour simuler le bilan hydrique quotidien d’une culture à partir de paramètres du sol, de la culture et du climat.

Le modèle de bilan hydrique Sarra a été conçu par le Cirad pour simuler le bilan hydrique quotidien d’une culture à partir de paramètres du sol, de la culture et du climat. (c) Christian Baron

L'agriculture brésilienne a subi des transformations importantes dans les années 1960, en lien avec l'industrialisation du pays et la modernisation de l’agriculture. Cette transition a été largement financée par des ressources publiques, à travers des prêts agricoles à taux faibles visant à soutenir les agriculteurs. Le programme de garantie des activités agricoles (Proagro), créé par la Banque centrale du Brésil en 1973, a octroyé aux agriculteurs un droit à une exonération de leurs obligations financières liées aux opérations de prêt en cas de perte de récolte. Or, en 1993, les taux de pertes agricoles déclarées ont été élevés, les demandes de remboursement de prêts importantes, et Proagro s’est trouvé dans une situation déficitaire conséquente (255 millions d’euros). Il en a résulté le besoin d’un outil régionalisé permettant de définir des zones géographiques à risque et des pratiques agricoles adaptées (choix des variétés, fenêtres de semis). Le modèle de bilan hydrique Sarra a été conçu par le Cirad pour simuler le bilan hydrique quotidien d’une culture à partir de paramètres du sol, de la culture et du climat. Ce modèle est intégré dans l'instrument de politique agricole brésilien « Zonage des risques climatiques agricoles » (Zarc).

Mise en œuvre et périmètre de l’étude de cas

L’évaluation a été portée par l’unité mixte de recherche Tetis - travaillant sur l’information spatiale pour comprendre les complexités des territoires et agro-éco systèmes - avec l’appui de l’équipe ImpresS. Combinant entretiens individuels semi-directifs (en distanciel, environ 30 personnes), deux ateliers participatifs multi-acteurs (en distanciel, 19 personnes), et enquête en ligne (17 réponses), l’étude a mobilisé la méthode ImpresS ex post, afin de  retracer le processus d'innovation des modèles de bilans hydriques débuté il y a 40 ans, leur appropriation par des acteurs brésiliens, et d’analyser la contribution de ce processus à des changements et impacts socio-économiques, notamment au travers de leur intégration au service climatique Zarc. L’étude a donné lieu à plusieurs produits, dont un récit de l’innovation, une cartographie d’acteurs et un chemin d’impact. La période étudiée est de 1970 (date du développement de cette famille de modèles) à 2021.

Le plus souvent, on court devant ou après quelque chose : des attentes, des projets, des idées. Là, au lieu de ne jeter qu’un coup d’œil dans le rétroviseur en passant, on s’assoit, on se retourne vers le passé et on découvre, et redécouvre, une belle histoire et des collègues parfois perdus de vue. Que veut dire une belle histoire au-delà de son ressenti personnel, quels retours et suivi d’actions au travers de projets et investissements humains ? Avec cette démarche, au moins, cette question est posée et analysée au travers d’autres points de vue.

Christian Baron
Chercheur en modélisation de système de culture, Cirad, UMR Tetis

Le modèle et son appropriation par les acteurs brésiliens


L’étude a distingué trois périodes du processus d'innovation :

  • 1970-1987 : Fondements de l'innovation  

Suite à la forte sécheresse des années 1970 au Sahel est créé le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss), et le Centre régional Agrhymet (ou CRA) au Niger, qui offre des formations en agriculture, en hydrologie et en météorologie aux agriculteurs et techniciens agricoles. Des scientifiques du Cirad sont sollicités par Agrhymet pour développer un modèle qui permette d’effectuer des zonages agroclimatiques, afin i) d’identifier des pratiques et des variétés agricoles adaptées à l’environnement de ces zones, et ii) d’estimer, pendant les campagnes agricoles, les rendements et les zones fortement déficitaires en eau, afin de pouvoir émettre des alertes précoces en matière de sécurité alimentaire. Un modèle de simulation de bilan hydrique (modèle Bip) reposant sur l'alimentation et la consommation en eau de la plante et du sol est développé au début des années 1980, pour calculer l’indice de satisfaction des besoins en eau rapporté aux différentes phases de développement de la culture.  En 1992, ce modèle est développé pour l'échelle régionale, pour générer des zonages agroclimatiques, des études d'optimisation de la date de semis et des estimations de rendement, notamment pour le mil et le sorgho (version Bipzon).

  •  1987-1993 : Introduction des versions Bip4 et Bipzon au Brésil

Les chercheurs de l’institut brésilien de recherche agricole (Embrapa, rattaché au ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de l’Approvisionnement - Mapa) s'intéressent depuis les années 1980 aux risques climatiques en agriculture. Un partenariat Embrapa - Cirad permet à des chercheurs brésiliens et français d’appliquer ces modèles dans les Cerrados (biome brésilien similaire aux savanes), État de Goiás, pour estimer les risques de stress hydrique et identifier les périodes favorables pour le semis du riz. Une équipe multidisciplinaire est créée pour travailler la question des risques climatiques et la production de cartes d’indices de risques climatiques à partir du bilan hydrique de cultures (avec données pédologiques et de stations pluviométriques). En parallèle de ce travail, les déficits financiers importants et systématiques du programme Proagro sont démontrés, appelant au développement d’un outil d’appui.

  • 1994 – 2021 : Appropriation des modèles

En 1994, une rencontre entre une équipe de recherche de l’Embrapa et des membres du Mapa donne lieu à l’élaboration d’un zonage des risques climatiques pour l'ensemble du territoire brésilien, en vue de créer un instrument national permettant de définir des calendriers agricoles régionaux, et ainsi réduire le taux de pertes agricoles. Bipzon est choisi pour sa faible exigence en données d'entrée. Parallèlement, les travaux d'amélioration de ces modèles de culture se poursuivent en France et en Afrique de l'Ouest, sur la base de l’évolution du langage informatique et des modalités graphiques. Ainsi, en 1996, des chercheurs de l’Embrapa (toujours en contact avec le Cirad) et d’instituts régionaux, intègrent le modèle Sarrazon (qui permet des zonages régionaux) à un mécanisme d’appui à Proagro : le Zonage des risques climatiques agricoles (Zarc). Ce dernier mobilise des données climatiques, pédologiques et culturales pour l'élaboration de cartes d’indices de risques climatiques, donnant lieu à des recommandations de calendrier culturaux (dates de semis, durées de cycle) sur un pas de temps journalier pour les cultures les plus économiquement importantes à l’échelle du pays telles que soja, riz, maïs, blé, et coton. Ces recommandations sont diffusées sous forme d’arrêtés ministériels. Sarrazon a par la suite été calibré pour d'autres cultures permettant au Zarc de couvrir environ 40 cultures.

Changements liés à l’utilisation des modèles

L’appropriation du modèle Sarrazon par des acteurs de la recherche, des opérationnels, et, plus indirectement, des acteurs politiques au Brésil se traduit par les changements suivants :

  • Les chercheurs de l’Embrapa s’approprient des modèles et incluent la notion de zones de risques climatiques liés aux aléas pluviométriques sur des pas de temps de 10 jours dans leurs projets de zonage agroclimatique.
  • Les chercheurs de l’Embrapa et des instituts de recherche régionaux se coordonnent pour mettre en place un instrument de zonage pour répondre à la demande du Mapa (naissance du Zarc), ce qui induit de nouvelles collaborations entre instituts de recherche.
  • La Banque centrale rend obligatoire le respect des recommandations Zarc pour accéder au Proagro.
  • Les chercheurs de l’Embrapa échangent et coopèrent plus facilement autour de l’agroclimatologie et des risques climatiques.
  • Des acteurs régionaux mettent en place des alternatives au Zarc pour la gestion de risques climatiques spécifiques, sur des cultures non prises en compte par ce zonage.

Contributions à des impacts socio-économiques, issues de cette appropriation

Évolution des politiques agricoles et des instruments d'action publique au Brésil

  • Les agriculteurs souhaitant adhérer à Proagro et bénéficier d’aides financières doivent suivre les recommandations du Zarc.
  •   Les conseillers agricoles intègrent les recommandations provenant du Zarc quant aux variétés et fenêtres de semis.
  • Les institutions financières (banques et coopératives de crédit) organisent leur gestion d’accès aux prêts en fonction du calendrier Zarc (ex : avant les dates de semis en particulier).
  • La politique nationale de gestion des risques climatiques est étendue à 40 espèces cultivées.
  • Un sous-programme « Proagro Mais » est créé en 2004, adapté à l’agriculture familiale. Le PSR (programme de subvention des primes d'assurance rurale) a également été créé par le Mapa et utilise Zarc depuis sa création.
  • Le réseau de stations pluviométriques se densifie sur le territoire brésilien. Au Mato Grosso, l'Association des producteurs de soja (Aprosoja) étend le réseau de stations pluviométriques pour améliorer la qualité des suivis météorologiques et donc les résultats du modèle.  

Évolution de la recherche agricole au Brésil

La recherche en agroclimatologie a gagné en visibilité au niveau national. Ce domaine était considéré comme secondaire dans les thématiques de la recherche agricole jusqu'au développement du Zarc et de ses projets associés. Les enseignants en agroclimatologie de 17 universités brésiliennes différentes ont observé une évolution de l'importance attribuée à ce domaine : création de nouveaux groupes de recherche et laboratoires spécialisés, et programmes spécialisés de maîtrise ou de doctorat.
En revanche, la coopération entre les instituts de recherche (Embrapa et instituts des États fédéraux) a diminué au fil du temps. Une évolution soulignée par les acteurs comme un aspect négatif du Zarc. La principale raison à cela est un changement au niveau des modalités du financement de la recherche (par le Mapa) pour produire ces zonages et recommandations associées, qui a donné lieu à une série de modifications dans la mise en œuvre de l’instrument Zarc, et la remontée des données de zonage provenant des États.