Maladies tropicales négligées : l’approche One Health plébiscitée

Plaidoyer 10 juin 2021
La lutte contre les maladies tropicales négligées est plus efficace si elle intègre la santé humaine avec celle des animaux et des écosystèmes. C’est le constat d’une étude d’envergure menée par le Cirad, l’IRD, l’Inserm, l’Institut Pasteur, l’Anses et l’Université de Bourgogne Franche-Comté auprès de médecins, universitaires, membres de gouvernement ou d’organisations internationales de pays francophones. Ils sont unanimes pour plébisciter une approche plus généraliste telle que One Health dans les actions de lutte contre ces maladies négligées. Les scientifiques viennent de publier leurs résultats dans PLOS Neglected Tropical Diseases et les enrichissent de recommandations.
© S. Molia, Cirad
© S. Molia, Cirad

Les actions de lutte contre les maladies tropicales négligées sont tributaires de financements qui pourraient être compromis par la crise sanitaire et économique liée à la covid-19 © S. Molia, Cirad

Les maladies tropicales négligées concernent plus d’un milliard de personnes dans le monde. Inscrites à l’agenda des Objectifs de développement durable (ODD), elles touchent surtout les populations pauvres. L’OMS en dénombre dix-sept, parmi lesquelles la rage, la dengue, la lèpre, ou encore la maladie du sommeil*.

« La rage fait encore plus de 50 000 morts par an, alors qu’on possède les outils pour l’éradiquer, note Sophie Molia, vétérinaire épidémiologiste au Cirad et co-auteure de l'étude. La lutte contre les maladies tropicales négligées souffre d’un manque de volonté politique et de moyens. Elles ont pourtant des impacts économiques et sociaux très graves, que l’on pourrait éviter. »

Pour 98 % des 171 experts sondés dans le cadre d’une étude du Cirad, de l’IRD, de l’Inserm, de l’Institut Pasteur, de l’Anses et de l’Université de Bourgogne Franche-Comté, généraliser l’approche One Health dans la lutte contre ces maladies représenterait un atout clé. Le concept One Health, ou « Une seule santé », lie la santé humaine à la santé animale ainsi qu’à celle des écosystèmes. Mais au-delà d’un travail interdisciplinaire, l’approche One Health encourage également à imaginer des solutions plus généralistes, faisant dialoguer la diversité des réseaux et secteurs à différentes échelles.

Les auteurs de l’étude recommandent notamment de :

Décloisonner les disciplines : la santé humaine n’est pas la seule réponse

La pandémie actuelle de la covid-19 a montré que la médecine ne pouvait être la seule réponse face à l’émergence de maladies zoonotiques, qui se transmettent de l’animal à l’humain. Si toutes les maladies tropicales négligées ne sont pas des zoonoses, plusieurs le sont : la rage, la maladie du sommeil, la cysticercose causée par les ténias (vers de l’intestin grêle) du porc… Dans cette optique, l’apport des vétérinaires et des spécialistes de la faune sauvage devient indispensable.
« Chiens, rongeurs, tiques, moustiques…plusieurs espèces servent de réservoirs, d’hôtes ou de vecteurs de pathogènes, rappelle Sophie Molia. L’exemple de la rage est particulièrement parlant : il serait plus efficace et moins coûteux de vacciner les chiens plutôt que de traiter les patients humains après morsure. »
Les répondants soulignent également l’importance de disciplines liées au traitement de l’eau et à l’hygiène. Enfin, les sciences sociales s’avèrent souvent nécessaires pour adapter les stratégies aux contextes et besoins locaux.

Encourager les approches généralistes : moins penser maladie par maladie

Ebola, sida, paludisme, tuberculose… quelques maladies font l’objet de financements et d’actions d’envergure dédiés. Si la lutte contre ces maladies est nécessaire, elle ne doit pas occulter l’importance de mesures plus générales.  
Pour Sophie Molia, « plusieurs maladies tropicales négligées sont liées à l’hygiène et à la pauvreté. Améliorer le traitement de l’eau, renforcer la couverture santé universelle, développer et mettre à disposition des outils de diagnostic et des traitements de base sur le terrain permettraient de réduire drastiquement le taux de prévalence de plusieurs maladies à la fois. L’un des principaux freins à ces mesures généralistes, c’est la priorité donnée à des programmes de santé spécifiques à une ou un nombre limité de maladies. »

Renforcer les actions multi-échelles : pour des solutions localisées

« Les programmes internationaux sont d’une importance capitale, ne serait-ce que pour rendre les prix des vaccins accessibles aux populations les plus pauvres, souligne Sophie Molia. En revanche, les stratégies de lutte contre les maladies ne peuvent pas faire abstraction des réalités de terrain. On se doit d’adapter les stratégies de lutte aux besoins des populations locales. »
Des installations de pièges à mouche pour lutter contre la maladie du sommeil sont boudées par des éleveurs accaparés par la fièvre aphteuse… Des centres de vaccination contre Ebola sont mal outillés pour répondre aux épidémies de diarrhées infantiles… Des sommes considérables sont dépensées pour la construction de latrines inutilisées... Les échecs passés des campagnes de lutte invitent à imaginer des solutions adaptées aux contextes, aux fonctionnements et aux besoins locaux.

Développer les réseaux scientifiques : le transfert de connaissances au cœur de la lutte

Créé en 2016, le réseau francophone sur les maladies tropicales négligées a pour objectif de rassembler une recherche éclatée entre de nombreux laboratoires et acteurs. Cette fédération a notamment permis de lancer des projets transdisciplinaires, mais a également facilité la discussion avec d’autres réseaux : britannique, canadien, suisse, allemand, japonais…
Les travaux scientifiques menés au cœur de ces réseaux améliorent les connaissances sur les maladies tropicales négligées. Ces réseaux participent également à faire peser au niveau politique l’importance d’une recherche transdisciplinaire.

Améliorer la coordination entre les différents secteurs : pour des budgets partagés

Les pays africains anglophones ont été des précurseurs en matière de plateformes interministérielles, pour mieux coordonner les actions entre les secteurs de la santé, de l’agriculture et de l’environnement. Les résultats de l’étude montrent en revanche la nécessité de développer et d’améliorer l’opérationnalité de ces dispositifs dans les pays francophones.
Les financements « One Health » sont notamment particulièrement difficiles à obtenir. Aussi bien en termes de recherche qu’en termes de lutte, le cloisonnement actuel implique différents bailleurs pour : des programmes tournés vers la santé humaine seulement ; des actions sur la surveillance, la faune sauvage, le traitement de l’eau…
Alimentant l’incompréhension sur les priorités, la séparation des budgets pèse ainsi sur l’efficacité des projets comme sur le développement d’approches plus généralistes.

À l’heure actuelle, les actions de lutte contre les maladies tropicales négligées sont tributaires de financements qui pourraient être compromis par la crise sanitaire et économique liée à la covid-19. L’impératif de rentabilité du secteur privé freine par ailleurs la mise à disposition de traitements et de vaccins à des populations majoritairement pauvres. Le plaidoyer pour continuer la lutte contre les maladies tropicales négligées est donc urgent, d’autant que les progrès des dernières années ont permis de se rapprocher de l’éradication de certaines d’entre elles.

171 experts interrogés sur leurs pratiques de recherche, surveillance et contrôle des maladies tropicales négligées
L’enquête a été lancée au sein du réseau francophone sur les maladies tropicales négligées. Les 171 participants de cette étude exercent dans des instituts de recherche en santé humaine et publique, des instituts de recherche en santé animale et agricole, des universités, des ministères de la santé, des hôpitaux, des écoles vétérinaires, des organisations internationales, des ministères de l’agriculture ou de l’élevage. Ils viennent notamment de France, Côte d’Ivoire, Niger, Guinée, Suisse, Burkina Faso, République Démocratique du Congo, Algérie, Madagascar, Belgique, Sénégal, Bénin, Comores, Royaume-Uni et de Nouvelle-Zélande.

* Selon l’OMS, les maladies tropicales négligées sont : la dengue, la rage, le trachome cécitant, l’ulcère de Buruli, les tréponématoses endémiques (pian), la lèpre (maladie de Hansen), la maladie de Chagas, la trypanosomiase humaine africaine (maladie du sommeil), la leishmaniose, la cysticercose, la dracunculose (maladie du ver de Guinée), l’échinococcose, les trématodoses transmises par les aliments, la filariose lymphatique, l’onchocercose (cécité des rivières), la schistosomiase (bilharziose) et les géohelminthiases (vers intestinaux).