L’essor des intrants agricoles à base de microorganismes : promesses technologiques et controverses en Amérique latine

28/08/2024
Le Cirad et ses partenaires conduisent des recherches en sciences sociales sur l’essor en Amérique latine des intrants agricole à base de microorganismes. Ils explorent les écosystèmes d’innovation et les débats qui entourent ces technologies. Les résultats publiés dans Agriculture and Human Values exposent les résultats de ces recherches dans deux grands pays agricoles, le Brésil et le Mexique.
Aleurodes mortes de mycose sur cotonnier, Brésil © Pierre Silvie
Aleurodes mortes de mycose sur cotonnier, Brésil © Pierre Silvie

Aleurodes mortes de mycose sur cotonnier, Brésil © Pierre Silvie

RÉSULTATS & IMPACT

La réduction de la dépendance des agricultures aux intrants chimiques, fertilisants et pesticides, est devenue un objectif majeur pour les acteurs des systèmes agri-alimentaires. C’est le cas notamment en Amérique latine, ou depuis une dizaine d’année l’essor des biointrants – bioinsumos, incluant biofertilisants, biostimulants et biocontrôle – est devenue un sujet clé pour les politiques agricoles, la recherche, l’industrie des intrants, et bien entendu les producteurs agricoles en quête de technologies alternatives. Au gré de différents projets de recherche, le Cirad et ses partenaires ont cherché à élucider les conditions d’émergence de ces technologies, dont l’efficacité est prouvée de longue date mais pour lesquelles l’essor, aujourd'hui incontestable, est récent. Dans les travaux conduits, une attention particulière a été portée aux microorganismes, bactéries et champignons microscopiques, autour desquels se concentrent des espoirs et des débats remarquables. L’une des questions soulevées est en effet celle des modalités d’expansion de ces microorganismes, à l’origine sélectionnés et cultivés dans les laboratoires et unités de recherche en biotechnologie, vers les industriels et les exploitations agricoles. La « sortie » du laboratoire de ces technologies fait l’objet de défis majeur.

 

Faire émerger des industries nationales de qualité

A la différence des molécules chimiques, dont la synthèse requière des infrastructures industrielles et des ressources particulièrement couteuses, la multiplication de microorganismes est une opération relativement accessible. Mais produire des microorganismes selon des critères élevés de pureté et de concentration est un défi majeur, qui pour être satisfaits ne peuvent passer que par le respect de protocoles strictes d’hygiène, de production, de comptage et de stockage. De nombreuses entreprises latino-américaines s’essaient aujourd'hui à la production et à commercialisation de microorganismes, sans pour autant maitriser nécessairement ces protocoles de production. Très souvent, elles ne disposent pas non plus des homologations officielles des services de l’État en charge de règlementer et certifier les intrants agricoles, ce qui ne les empêche pas d’opérer localement dans des marchés de proximité, entretenant une clientèle fidèle d’agriculteurs. Les principales entreprises historiques du secteur, pour certaines actifs depuis une trentaine d’années, déplorent l’existence d’un tel secteur informel, nuisant selon elles à la réputation de leurs technologies. Elles se targuent pour leur part de respecter de stricts protocoles scientifiques, indispensables à une production de qualité, hérités de collaborations étroites et de longue date avec des laboratoires de recherche.

Les biofabriques à la ferme, au cœur de la controverse

Outre l’accès aux intrants à base de microorganismes via des entreprises commercialisant des solutions prêtes à l’emploi, un deuxième mode d’accès aux microorganismes est en plein développement : la production à la ferme dans des biofabriques. Celui-ci est promu à la fois par des politiques publiques offrant des services d’extension rurale spécifique, par des réseaux spécialisés d’agriculteurs, et par des entreprises fournissant l’ensemble des ressources nécessaires. Ces ressources sont : les souches bactériennes, les milieux de culture, l’équipement et les produits d’hygiène, ainsi qu’un service de conseil et d’accompagnement. L’intérêt pour les agriculteurs d’une production à la ferme est de disposer des microorganismes quand ils le souhaitent, à un prix drastiquement réduit une fois leur biofabrique amortie. Ces installations sont néanmoins très souvent mises en causes par la communauté scientifique des microbiologistes, qui dénoncent des pratiques peu rigoureuses sur le plan sanitaire, impliquant un risque de libération dans la nature de microorganismes pathogènes et résistants. Les entreprises promouvant ces biofabriques à la ferme contestent ces risques. Elles argumentent de leur capacité à construire de véritables « laboratoires » à la ferme, respectant les plus hauts standards scientifiques et industriels, et recrutant des microbiologistes formés dans les meilleurs laboratoires de recherche publique. Leurs concurrentes commercialisant des solutions prêtes à l’emploi sont également critiques vis-à-vis de ces biofabriques, cherchant évidemment à protéger leurs marchés, et dénonçant elles aussi la piètre qualité des solutions produites à la ferme et des biofabriques au regard des standards qu’elles s’imposent.

L’enjeu d’une laboratorisation de la société

Un enjeu fort lié à l’essor des intrants à base de microorganismes se joue donc autour de la capacité des entrepreneurs et des agriculteurs à respecter et répliquer les standards qui président au sein des laboratoires de recherche spécialisés en microbiologie et biotechnologie. Ce mode de dissémination des technologies et des innovations n’est pas nouveau, puisqu’il a été décrit dès les années 1980 par l’anthropologue des sciences et des techniques Bruno Latour, à partir de ses travaux sur Pasteur et les vaccins, comme un processus de « laboratorisation » de la société. Cette approche confirme ici toute sa pertinence et son acuité, permettant de mettre en lumière tout le travail logistique, cognitif, mais aussi législatif nécessaire au développement d’alternatives microbiologiques aux intrants chimiques agricoles. Nous ne sommes probablement qu’au début de ce processus de laboratorisation, mais l’Amérique latine constitue assurément à sa manière un « laboratoire » de cette transition technologique.

Références
  • Goulet, F., Fonteyne S., López-Ridaura S., Niederle P., Odjo S., Schneider S., Verhulst N., Van Loon J., 2024. The emergence of microbiological inputs and the challenging laboratorisation of agriculture. Lessons from Brazil and Mexico. Agriculture and Human Values, https://doi.org/10.1007/s10460-024-10614-y
  • Goulet, F., 2023. On-Farm Agricultural Inputs and Changing Boundaries: Innovations around Production of Microorganisms in Brazil. Journal of Rural Studies, 101:103070, https://doi.org/10.1016/j.jrurstud.2023.103070
Le dispositif en Partenariat Politiques Publiques et Développement rural en Amérique Latine et dans les Caraïbes (PP-AL)

Ce réseau dP PP-AL  a été constitué sur la base d'un réseau de collaborations axées sur la recherche, la formation et l'animation scientifique dans les domaines des politiques agricoles, environnementales et de développement rural. Son objectif général est d'analyser et de comparer les processus de construction et de mise en œuvre de ces politiques, ainsi que leurs impacts en termes de développement rural, de lutte contre la pauvreté et d'atténuation des inégalités en Amérique latine.
Site :  https://www.pp-al.org/