Évaluer pour évoluer : trente ans d’appui à l’élevage bovin par la recherche à La Réunion

Évaluation d’impact Impress ex post 11 janvier 2024
Créé en 1987, le « Pôle Élevage » du Cirad accompagne le développement de l’élevage bovin à La Réunion. Une évaluation de plus de 30 ans de travaux a été réalisée avec la méthode ImpresS ex post développée par le Cirad, une méthode participative et itérative attachée à l’analyse des processus d’innovations sur le long terme. Elle a mis en lumière les principales contributions de la recherche à des changements et des impacts, et élaboré des recommandations pour une meilleure co-construction et appropriation de ses produits.

 Troupeau de vaches laitières au pâturage, Plaine des Cafres, Réunion © Nina Lopez, 2021

L’élevage à La Réunion est caractérisé par la coexistence de fermes plus ou moins spécialisées qui sont soit inscrites dans des filières structurées (autour de Sociétés d’intérêt collectif agricole ou coopératives - Sica) soit indépendantes ; regroupant au total environ 1 200 exploitations incluant éleveurs de viande bovine et laitiers. Avec une expérience d’une quarantaine d’années pour le développement et la professionnalisation de l’élevage bovin à La Réunion, le Pôle élevage du Cirad compte de nombreux acquis. En 2021, il a fait l’objet d’une évaluation d’impacts ex post, avec la méthode ImpresS ex post, déjà largement éprouvée par le Cirad sur d’autres processus d’innovation. L’évaluation a fait face à un contexte à la fois porteur, vu l’ancienneté et la richesse du processus, et complexe à conduire, au regard d’une situation pandémique limitant les rencontres en présentiel. Des contraintes qui n’ont pas réduit la pertinence des analyses et résultats obtenus.
Le Pôle Élevage de La Réunion a, depuis sa création, traité une grande variété de thématiques : la gestion des systèmes fourragers et de l’alimentation, la santé et la reproduction animale, l’évaluation des performances zootechniques et environnementales des élevages ; la modélisation du fonctionnement des systèmes d’élevage ; la gestion des effluents ; les races locales ainsi que l’intégration de l’élevage dans le développement durable des territoires et de l’économie circulaire. Dans ce contexte, il a développé, depuis sa création en 1987, un grand nombre d’innovations sociotechniques, en réponse aux attentes des professionnels.

Contours de l’étude 

L’évaluation d’impact ImpresS ex post, intitulée « Analyse de la trajectoire d’accompagnement par la recherche du développement de l’élevage bovin à La Réunion », a été réalisée entre novembre 2020 et février 2022. Elle a été portée par l’UMR Selmet, collectif de recherche d’envergure internationale sur l’élevage en zones méditerranéennes et tropicales, avec l’appui méthodologique de l’équipe ImpresS du Cirad, via le projet ImpresS élevage Réunion (Imago). Elle avait pour objectif de porter un regard rigoureux et méthodique sur la trajectoire d’accompagnement du développement de l’élevage bovin à La Réunion par la recherche, ainsi que sur les changements et les impacts socio-économiques auxquels la recherche issue de ce pôle a contribué au fil des années. L’étude s’est aussi intéressée aux types de demandes exprimées par les acteurs locaux, et à la manière dont la recherche y répond, incluant des évolutions dans la posture de la recherche au cours du temps. Combinant microateliers participatifs multiacteurs et entretiens (impliquant au total une cinquantaine de personnes), l’analyse s’est centrée sur les travaux de recherche portant sur l’élevage bovin laitier, naisseur, engraisseur et sur la production fourragère conduits de 1987 à 2020. L’analyse a donné lieu à plusieurs produits, parmi lesquels un chemin d’impact, une cartographie d’acteurs, et un récit de l’innovation. 

De la « recherche – développement » à la prise en compte d’enjeux globaux 

L’étude  a mis en évidence l’évolution des activités de recherches conduites au Pôle Élevage en matière d’échelle d’analyse : de la micro parcelle (collections fourragères) dans les années 1980, à l’analyse des interactions entre cultures et élevage à l’échelle de la parcelle, puis des pratiques et performances à l’échelle du troupeau, et enfin aux systèmes de production et d’exploitation. L’élargissement des échelles s’est accompagné d’évolutions en matière de problématiques de recherche - d’abord très techniques puis aussi sociétales ; et en matière de pratiques de recherche - d’une approche thématique menée avec quelques partenaires à des dispositifs interdisciplinaires menés avec un partenariat plus large et à l’échelle territoriale.
L’évaluation a permis de distinguer trois grandes périodes. 

  • Dans un premier temps (1987 - 1993), le Pôle élevage a joué un rôle d’institut technique, avec de forts échanges avec la chambre d’agriculture, l’Union des associations foncières pastorales (UAFP) et les Sica, menant de nombreuses expérimentations (notamment sur la production fourragère), à l’échelle de la parcelle et du troupeau, dans une posture de recherche-développement. Cette période désignée comme celle de « La certitude du développement – révolution fourragère et période de grandes mutations agricoles » a été marquée par un fort développement technique et une spécialisation des exploitations – l’objectif étant de répondre à des contraintes techniques concrètes exprimées par les professionnels de l’élevage. 
  • S’en est suivi une période plus longue (1994 – 2007) désignée comme celle de la « généralisation du système coopératif, essor de la production laitière et de la production de viande », marquée par un objectif de maintien des productions et de couverture du marché local. L’année 1999, en particulier, a  été celle d’un changement de paradigme dans la posture du Pôle Élevage qui bascule d’une approche thématique à une approche pluridisciplinaire, avec un intérêt grandissant pour l’économie des exploitations. Cette période est aussi celle où le Cirad s’inscrit dans les standards académiques de la recherche internationale, s’orientant vers des questions plus globales et stratégiques. 
  • Enfin, la phase actuelle, amorcée en 2008, est désignée comme « crise de l’élevage », car marquée par des controverses autour des modèles de développement et de la situation sanitaire des élevages (leucose et IBR). Le pôle élevage élargit  alors ses thématiques de recherche en réponse, notamment, aux attentes sociétales vis-à-vis de l’environnement et de la santé ou du changement climatique. À partir des années 2000 s’ouvre aussi une période où les préoccupations relatives à la durabilité des systèmes d’élevage et à leur capacité à recycler les effluents émergent. Le Pôle élevage connaît ainsi un renouveau par l’inscription de l’élevage dans des démarches d’économie circulaire et des travaux sur les bilans énergétiques de différentes filières. 

 

Le choix d’étudier une histoire longue se heurte à la mémoire des événements qui s’est estompée avec le temps ou qui a été « réécrite ». Le croisement des témoignages est alors indispensable pour construire un chemin des innovations « tangibles ». Ainsi, j’ai trouvé remarquable que le découpage de l’histoire en trois périodes, réalisé à l’issue d’entretiens avec des acteurs de la recherche, ait été validé par les partenaires, qui ont néanmoins pu proposer des modifications des intitulés. Ce choix nous a aussi conduits à devoir localiser des personnes parties à la retraite ou ayant quitté La Réunion. Ce qui est plaisant, c’est que toutes les personnes sollicitées, qu’elles viennent de la recherche ou du développement, ont accepté de répondre à nos questions et sont venues aux ateliers. Cela me semble révéler non seulement l’intérêt des acteurs à participer à un exercice d’introspection et de réflexion sur ce qui a été produit, mais aussi la confiance qui s’est instaurée entre les personnes des différents organismes qui ont travaillé ensemble. Dans ces échanges, les collaborateurs sont aussi, parfois, devenus des amis.

Jean-Philippe Choisis
Zootechnicien des systèmes d’élevage, porteur de l’étude

 

Des résultats et des recommandations opérationnelles

Tout au long de sa trajectoire, l’appui fourni par le Pôle Élevage aux structures d’encadrement et aux éleveurs bovins de La Réunion a permis une montée en compétence des professionnels des filières d’élevage bovin. 
L’étude montre que le processus d’innovation a contribué à des impacts techniques qui sont :     

  • L’amélioration des performances de reproduction (réduction de l’intervalle vêlage-vêlage) grâce à la mise en place d’un suivi de la reproduction et de la nutrition animale (bien que la qualité du suivi de la reproduction ait décliné au fil du temps par manque de moyens). Pour référence, en 1993, la production laitière annuelle moyenne était de 2 200 litres par vache pour l’ensemble du troupeau laitier, contre 6 200 litres par vache en 2018 ; 
  • La réduction du déficit fourrager hivernal grâce à la mise au point de la technique de l’ensilage en balles enrubannées. Ainsi, depuis les années 2000, les éleveurs ou entrepreneurs sont équipés de matériel pour faire de l’ensilage. Pour référence, le nombre de balles rondes enrubannées a augmenté de 400 en 1990 à 4000 en 1993. En 1995, la surface récoltée pour l’ensilage s’élevait à plus de 600 ha soit un stock fourrager de près de 2000 tonnes de matière sèche contre moins de 100 ha avant 1985. Cette démarche et la forte collaboration avec l’UAFP ont facilité le développement des balles rondes. Un impact négatif de ce changement de pratique en revanche est l’accumulation de plastique dans l’environnement ;
  • La gestion raisonnée des prairies afin d’augmenter la valeur alimentaire du fourrage pâturé et fauché. Pour référence, entre 1975 et 1994, 6 200 ha de prairies cultivées ont été créés par les éleveurs adhérents aux associations foncières pastorales. L’accompagnement des éleveurs par l’UAFP, dans le cadre de son suivi sur la gestion raisonnée des prairies construit par le Pôle Élevage, les a incités à créer des prairies cultivées. Toutefois, ce sont les interventions de l’UAFP ainsi que les financements et le soutien important de la Région qui l’ont permis ;
  • Une meilleure gestion du rationnement des bovins et donc une diminution des coûts de production liés à l’achat de concentrés ;
  • Une meilleure qualité du fourrage et une amélioration des performances technico-économiques des élevages avec, par exemple, l’utilisation de la technologie SPIR pour évaluer la valeur alimentaire des fourrages vendus par la SicaLait.

La contribution à ces impacts a été facilitée par un réseau technique cohérent et coordonné constitué en particulier du Pôle Élevage, des Sica, de l’EDE et de l’UAFP, que le Pôle Élevage a contribué à renforcer et professionnaliser. 

Le Pôle Élevage a également contribué à : 

  • La formalisation d’objectifs techniques et économiques par les coopératives, grâce aux travaux orientés sur l’aide à la décision stratégique ;
  • La crédibilisation du discours de l’interprofession et des coopératives bovines quant au modèle socio-économique de l’élevage soutenu à La Réunion, grâce aux matrices de comptabilité sociale ;
  • La professionnalisation des éleveurs et de l’encadrement technique ou encore le développement des activités de recherche et de développement au sein de l’Association réunionnaise de pastoralisme.

Il est plus difficile de discerner la contribution du Pôle Élevage à des impacts sur le développement de l’élevage bovin dans sa troisième période, du fait de sa politique de recherche plus globale, moins fondée sur l’amélioration technique, et du manque de recul pour en évaluer l’impact. 

La lecture de tous ces impacts doit toutefois être mise en perspective des considérations suivantes  : 

  • Ils ne peuvent être attribués que partiellement à la recherche, au regard du rôle majeur des politiques agricoles et des choix stratégiques pris par les coopératives sur la structuration des filières ; 
  •  Leur pérennité par l’appropriation de nouvelles pratiques et leur évolution est très dépendante des mesures de soutien et de la motivation des agriculteurs, d’où l’importance d’un dialogue permanent entre chercheurs, partenaires et acteurs publics.

Les liens de causalité  entre les changements de pratiques et l’appropriation des travaux de recherche sont divers et riches : appui au développement par le pôle élevage, soutiens et incitations par des acteurs influents et majeurs, promotion de produits de la recherche par les partenaires, posture du pôle élevage vis-à-vis des attentes sociétales professionnelles des filières bovines, recherche menée en partenariat,  expérimentations conduites directement en exploitations, renforcement des capacités des techniciens de développement et des éleveurs…. 

Parmi les principales recommandations de l’étude, à l’attention des professionnels de l’élevage, on soulignera l’importance d’anticiper les départs professionnels et de construire une « mémoire des résultats de la recherche » afin d’assurer la transmission des connaissances et des compétences et faciliter l’appropriation des travaux de recherche, clarifier les rôles de chaque organisme (développement et recherche), travailler à un meilleur alignement des activités de recherche du Pôle Élevage avec les attentes et besoins de terrain, et favoriser des restitutions de travaux de recherche pour plus de dialogue avec les partenaires et acteurs publics.