Une prospective participative inédite au service de la transition agroécologique indienne

Résultats & impact 13 mars 2023
En Andhra Pradesh, au sud de l’Inde, se joue la plus grande conversion agroécologique en cours dans le monde. Près d’un million d’agricultrices et agriculteurs ont déjà sauté le pas vers une agriculture naturelle, encouragés par le gouvernement. Dans leur parcelle, lentilles, aubergines et céréales côtoient des arbres et poussent sans pesticides ni engrais. Pour accompagner les pouvoirs publics de cet État, un économiste du Cirad a dépoussiéré l’exercice de prospective en le rendant collaboratif. Une méthode d’intelligence collective qui évalue des scenarios futurs et aide aux prises de décisions d’aujourd’hui.
Visite sur une parcelle conduite en agriculture naturelle en septembre 2021 dans le district semi-aride d’Anantapur, en Andhra Pradesh. C’est l’un des districts les plus arides d’Inde © B. Dorin, Cirad
Visite sur une parcelle conduite en agriculture naturelle en septembre 2021 dans le district semi-aride d’Anantapur, en Andhra Pradesh. C’est l’un des districts les plus arides d’Inde © B. Dorin, Cirad

Visite sur une parcelle conduite en agriculture naturelle en septembre 2021 dans le district semi-aride d’Anantapur, en Andhra Pradesh. C’est l’un des districts les plus arides d’Inde © B. Dorin, Cirad

Diversification des cultures, couverture du sol, usage de biostimulants naturels produits sur place, agroforesterie… « L’agriculture naturelle ou Natural farming » est déjà adoptée par près d’un million de petits producteurs en Andhra Pradesh, un État de 53 millions d’habitants au sud de l’Inde. Une transition unique au monde par son ampleur et riche d’enseignements dans ce pays qui est, depuis peu, le plus peuplé au monde.

La prospective collective AgroEco2050 accompagne et éclaire ces transformations depuis 5 ans. Elle est pilotée par Bruno Dorin, économiste au Cirad, et repose sur le modèle Agribiom qu’il a développé spécifiquement pour débattre des modèles d’alimentation et d’agriculture. « Cet outil fonctionne comme une “machine à apprendre – machine learning” en hybridant des savoirs scientifiques avec d’autres, comme ceux des décisionnaires ou des agriculteurs », explique Bruno Dorin.

Étudier les implications de cette conversion massive

Cette transition inédite dans le monde a attiré l’attention d’autres États indiens, du gouvernement central, d’institutions nationales et internationales. « Dans ce contexte, il est important d’explorer les implications d’une telle transition via une démarche rigoureuse, transparente et multipartite », explique Bruno Dorin.

Dessin représentant les scénarios issus du projet Agroeco2050, réalisé lors d’un atelier à Delhi en novembre 2022 © S. Mangipudi, Visualthink

Dessin représentant les scénarios issus du projet Agroeco2050, réalisé lors d’un atelier à Delhi en novembre 2022 © S. Mangipudi, Visualthink

 

La prospective a exploré deux scénarios contrastés pour l’Andhra Pradesh en 2050 : agriculture industrielle conventionnelle versus agroécologie. Ils permettent d’évaluer les impacts des deux trajectoires sur diverses dimensions : utilisation des terres, emploi, productivité de la terre, revenus, croissance économique et inégalités, nutrition, finances publiques… Ces travaux sont conduits en étroit partenariat avec le gouvernement d’Andhra Pradesh (le Rythu Sadhikara Samstha - RySS) et la FAO. Ils contribuent ainsi aux débats nationaux et internationaux sur l’agroécologie et l’avenir de l’alimentation et de l’agriculture.

La transition agroécologique, avantageuse à plusieurs égards

Si elle suit le scénario agroécologique, l’Inde exporterait moins de riz, mais assurerait mieux la sécurité alimentaire en quantité comme en qualité. « Chaque scénario présente des avantages et des inconvénients. La prospective permet d’éclairer les choix qui s’offrent à la société, en allant au-delà de la production intensive de calories “quoiqu’il en coûte” ailleurs », précise l’économiste.

Un autre avantage du scénario agroécologique serait d’assurer un quasi plein-emploi des 20-64 ans en 2050, tout en réduisant les inégalités de revenu avec les non-agriculteurs. Selon Agribiom, l’Inde comptera en effet un milliard de personnes dans cette tranche d’âge en 2050. Plus forte encore sera donc la demande d’emplois, de revenus et d’équité qui manquent déjà cruellement aujourd’hui.

Réinventer l’avenir pour orienter les décisions d’aujourd’hui

Le chercheur est parti du constat que les modèles numériques habituels aboutissent à des perspectives réduites manquant cruellement d’imagination, pour ne pas dire qu’ils perpétuent un ordre établi. « Si nous souhaitons d’autres futurs que ceux encodés dans les données et modèles classiques, il faut hybrider les connaissances scientifiques avec d’autres formes de savoirs et d’aspirations », assure l’économiste.

La prospective AgroEco2050 repose sur trois composantes : un collectif d’une trentaine d’experts (scientifiques, décideurs, représentants d’agriculteurs…), des narratifs de scénarios et un outil quantitatif (le modèle Agribiom-India). Ce dernier permet de revisiter et de discuter ensemble les transformations structurelles passées (depuis les années 1960), puis de vérifier la cohérence des hypothèses formulées sur l’avenir, de l’usage des terres aux diètes alimentaires, en passant par l’emploi ou les inégalités de revenu.

Le modèle Agribiom-India permet ainsi d’explorer des trajectoires alternatives et compréhensibles avec un accent mis sur l’apprentissage collectif plutôt que sur la prédiction ou la prescription. La démarche de Bruno Dorin part du postulat que les cerveaux humains – et leur mise en relation – sont de puissants moyens d’appréhender des systèmes biophysiques et humains interdépendants et particulièrement complexes, de palier des manques de données scientifiques par d’autres formes de connaissance, de révéler, débattre et hiérarchiser des valeurs et des choix. « C’est là que réside pour moi le rôle fondamental d’un outil comme Agribiom ».

De la même manière qu’on paye des médecins pour prendre soin de notre santé, on pourrait rémunérer les agriculteurs qui prendraient soin de notre climat et de nos écosystèmes.

Bruno Dorin
économiste au Cirad

Rémunérer les agriculteurs pour services rendus à la planète

Le scénario agroécologique semble plus avantageux à plusieurs égards. Mais pour être mis complètement à l’échelle, il faudrait probablement remplacer les milliards d’euros de subventions actuels à l’agriculture industrielle par des sortes de paiements pour services environnementaux (PSE), afin de récompenser et de rémunérer les personnes et pratiques qui permettent d’atténuer le changement climatique (grâce au stockage de carbone dans les sols), de résister beaucoup mieux qu’aujourd’hui aux chocs biotiques et abiotiques (grâce à l’agrobiodiversité dans le champ et dans le sol), d’économiser l’eau et même de la filtrer. « De la même manière qu’on paye des médecins pour prendre soin de notre santé, on pourrait rémunérer des millions de microagriculteurs qui prendraient soin de notre climat et de nos écosystèmes », conclut Bruno Dorin.

Un projet similaire de prospective collective a vu le jour en 2022 au Sénégal, avec le développement notamment d’un « Agribiom-Senegal ». Accompagné par le Cirad depuis plusieurs années, le pays a entrepris une transition agroécologique, notamment grâce à la DyTAES (Dynamique pour une transition agroécologique au Sénégal). Les premiers résultats de la prospective devraient être communiqués prochainement.

L’agriculture naturelle, une forme d’agroécologie
Depuis 2016, le gouvernement de l’Andhra Pradesh s’est engagé à intensifier l’« agriculture naturelle » résiliente au changement climatique et gérée par les communautés locales, notamment des groupes de microcrédit féminins. Il s’agit d’une approche fondée sur les principes de l’agriculture régénérative. Elle met l’accent sur la vie des sols, la restauration des paysages, la diversification synergique d’espèces végétales et animales, des systèmes à bas intrant mais à haut rendement, une absence d’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques ou organiques, des apprentissages par et pour les agriculteurs, une alimentation saine, diversifiée et bon marché. Elle est considérée comme faisant partie de la science, du mouvement et de la pratique de l’agroécologie.