Covid-19 & Sécurité alimentaire | Au Brésil, l’aide d’urgence suffira-t-elle à garantir l’accès à l’alimentation pour les plus démunis ?

Regard d'expert·e 24 avril 2020
Avec l’arrivée de l’épidémie de Covid-19 sur le territoire brésilien, ce sont plusieurs dizaines de millions de personnes en situation de pauvreté qui se retrouvent à nouveau face à la faim. Malgré les mesures d’urgence prises par les différentes autorités, une grande partie de cette population pourrait subir de plein fouet les conséquences de la crise. Analyse de Stéphane Guéneau, spécialiste des politiques publiques au Cirad et Catia Grisa, chercheuse à l'Université du Rio Grande do Sul. Cet article est le troisième d’une série consacrée aux impacts du Covid-19 sur la sécurité alimentaire de plusieurs pays tropicaux.
Marché Cerrado au Brésil © Stéphane Guéneau, Cirad

Au Brésil, un bras de fer entre la Présidence et les gouvernements locaux s’est engagé depuis le début de la crise sanitaire de Covid-19. La diffusion rapide de l’épidémie sur le territoire a conduit de nombreux gouvernements des États fédérés et maires des grandes villes à prendre des mesures de confinement strictes. À l’opposé, le président de la République, Jair Bolsonaro, prône un retour de l’activité économique et l’isolement sélectif des seules personnes « à risque ».

La stratégie d’isolement social des populations adoptée par les autorités locales a jusqu’à présent été appuyée par le pouvoir judiciaire. Mais quelques gouverneurs ont déjà cédé à la pression, comme celui de l’état de Santa Catarina qui a décrété la réouverture des commerces non essentiels à partir du 22 avril.

Les populations pauvres les plus impactées

Les mesures d’isolement ont conduit une grande partie des populations, parmi les plus démunies, à perdre leurs revenus de subsistance, en particulier dans les secteurs d’activité informels, soit plus de 40 % de la force de travail. Dans un pays où 13,5 millions de personnes sont dans une situation d’extrême pauvreté (moins de 1 dollar par jour), toute chute brutale des revenus dans le secteur informel entraîne une recrudescence rapide du problème de la faim. Certaines populations rurales informelles, pêcheurs et agriculteurs, ont également subi une baisse brutale de leurs revenus de subsistance suite à la fermeture des marchés urbains.

Compte tenu du retard et de l'absence d'actions du gouvernement, principalement au niveau fédéral, les populations les plus pauvres se sont donc rapidement retrouvées, seules, face à un lourd dilemme : rester confinées et faire face aux problèmes de la misère et de la faim, ou chercher à travailler et s’exposer au risque d’une contamination, dans un pays où l’accès à la santé est très sélectif.

Entre difficultés d'accès et actions politiques insuffisantes

Afin de compenser les chutes brutales de revenu des plus pauvres, de nombreux gouvernements locaux ont très rapidement mis en place des programmes d’urgence. Ils ont notamment organisé la distribution de paniers alimentaires composés d’aliments de base (riz, haricots…). Mais ces mesures, nécessaires, sont loin d’être suffisantes pour combler les déficits alimentaires croissants. En outre, la distribution centralisée d’une grande quantité de paniers a entraîné le regroupement de nombreuses personnes et les risques de transmission du virus.

La question de la mise en place d’un revenu d’urgence pour les populations informelles est donc entrée dans l’agenda politique. Une loi, votée le 2 avril, prévoit le versement mensuel de 600 BRL (environ 110 euros) par personne (1200 BRL par famille) pour les travailleurs informels et micro-entrepreneurs dont le revenu individuel est le plus faible. Mais le décret d’application n’a été signé par le président que le 7 avril. Avec une mise en œuvre tardive de cette mesure, à partir du 9 avril, les plus pauvres n’ont eu d’autres choix que de retourner dans la rue afin de chercher des sources de revenus pour subvenir à leurs besoins essentiels, mais élevant les risques de contamination.

En outre, l’accès au revenu d’urgence n’est pas garanti pour tous, en particulier pour les populations rurales. Il est conditionné à l’enregistrement préalable dans une base de données. Or, le dispositif est accessible à travers une application téléphonique, un site internet dédié, dans les agences d’une banque d’État ou les bureaux spécialisés dans des services de paiement (« loterias »). Et les populations les plus touchées économiquement sont loin de remplir les conditions d’accès à ce dispositif, dans un contexte où les services d’assistance sociale sont pratiquement à l’arrêt.

Des mesures d’urgence complémentaires pourraient être impulsées au niveau fédéral, à l’image de ce que le Gouvernement de l’état du Maranhão a mis en place avec succès : achat public de produits de l’agriculture familiale pour composer des colis alimentaires à distribuer directement chez les habitants, pour les plus pauvres, et dans des restaurants populaires, afin que les sans domicile fixe puissent les récupérer facilement.

Au-delà de ces mesures, cette crise pourrait constituer une opportunité pour s’attaquer au problème structurel des inégalités au Brésil. Certains, comme le sociologue Arilson Favareto, y voient une occasion pour repenser le rôle de l’État, engager des réformes fiscales et changer le modèle économique brésilien source de tant d’inégalités.