Cyril Piou : « Contre les invasions de criquets, il faut miser sur la prévention »

Regard d'expert 6 février 2020
L’Afrique de l’Est est touchée depuis plusieurs semaines par une vaste invasion de criquets pèlerins. Les gigantesques essaims menacent les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire des populations rurales. Comment expliquer ce phénomène ? Comment s’en prémunir ? Quel est le rôle de la recherche ? Le point sur ces questions avec Cyril Piou, écologue spécialiste des dynamiques de populations d’acridiens.
Criquets pèlerins © D.R.

Comment s’explique l’apparition d’essaims de criquets pèlerins en Afrique de l’Est ?

Cyril Piou : L’invasion actuelle de criquets pèlerins est le résultat d’évènements qui se sont déroulés en 2018, après qu’un cyclone ait frappé les côtes du Yemen. Les fortes pluies causées par le cyclone ont engendré une prolifération de la végétation dans les zones semi-désertiques, habitat des criquets pèlerins. Ces conditions ont favorisé leur multiplication. Début 2019, des essaims de criquets se sont répandus des deux côtés de la mer Rouge et sur la péninsule arabique. Ils se sont reproduits courant juin et propagés de façon exponentielle dans la corne de l’Afrique. Ils ont envahi le nord de la Somalie, le Kenya et l'Éthiopie où les inondations d'octobre et de novembre ont créé de bonnes conditions pour que le criquet pèlerin continue de se multiplier.
A faible densité, les criquets sont, en effet, des insectes qui ne posent aucun problème. Mais lorsque les populations atteignent une densité critique, les contacts interindividuels induisent un changement de comportement. C’est ce qu’on appelle la grégarisation. Les criquets grégaires se rassemblent et on observe des mouvements de groupe. Quand ils sont au stade larvaire, ils se déplacent en bandes, plus tard ils forment des essaims et parcourent de longues distances pour trouver de la nourriture. Les essaims dévastent toutes les cultures sur leur passage. Ce qui induit un vrai problème de sécurité alimentaire pour les populations concernées.

Selon vous, comment peut-on éviter ces invasions ?

C. P. : On sait depuis des décennies que la meilleure technique pour éviter ces invasions consiste à mettre en place un système de gestion préventive permanent. Il s’agit d’effectuer des prospections en amont pour identifier les lieux où se reproduisent les criquets et les populations en cours de grégarisation. On peut ainsi détruire les larves qui se sont accumulées au sol dès le début de la grégarisation. Plus on s’y prend tôt, plus on peut intervenir à petite échelle de manière localisée. En Mauritanie par exemple, ils traitent quelques centaines de km carrés chaque année depuis 2007, et ça marche !

Si on attend que les larves deviennent des essaims et qu’ils se multiplient, ça devient plus difficile de les réguler. Le problème que l’on rencontre dans beaucoup de pays comme le Yémen ou la Somalie c’est que leur système de prévention n’est pas efficace, notamment à cause des conflits armés. En Afrique de l’Est, cela a été le cas en 2018-2019. Il faut maintenant agir dans l’urgence. La FAO vient de lancer un appel à l’entraide internationale de 70 millions de dollars. Des avions ou hélicoptères sont désormais nécessaires pour pulvériser les insecticides. C’est plus onéreux et plus dévastateur pour l’environnement.

Buisson couvert de larves et de jeune imagos de criquets pèlerins, Schistocerca gregaria, (Kanem, Tchad). Michel Lecoq, © Cirad

Pourquoi la recherche est-elle essentielle dans cette lutte contre les recrudescences de criquets ?

C. P. : La recherche contribue à l’amélioration du système de gestion préventive. Elle peut intervenir sur la prévision des risques avec des images satellite et de la modélisation. Elle permet aussi de mieux analyser l’écologie des acridiens. Par exemple, en étudiant leurs déplacements de groupe, en analysant leur utilisation de la végétation, et en comprenant leurs comportements de thermorégulation on peut mieux déterminer le lieu et le meilleur moment pour appliquer les pesticides. Ce qui provoque un plus fort taux de mortalité des acridiens et un impact environnemental plus faible.

La recherche permet également de maintenir les systèmes de prévention en état de vigilance. On observe en effet des crises cycliques tous les 10-15 ans liées au manque de prévention. Cela arrive notamment lorsque les invasions ne sont pas médiatisées depuis plusieurs années.

En Afrique de l’Ouest, sous l’égide de la Commission de lutte contre le criquet pèlerin en région occidentale (CLCPRO-FAO) la gestion préventive s’est améliorée ces dernières années. La CLCPRO a poussé les pays touchés à collaborer davantage en échangeant des informations via des technologies plus performantes, et en maintenant des activités de recherche et de formation dans lesquelles le Cirad est impliqué. En Afrique de l’Est, néanmoins, beaucoup de bonnes habitudes se sont perdues.

Quels investissements seraient nécessaires en Afrique de l’Est ?

 

Criquet pèlerin © D.R.

C. P. : En termes de gestion préventive, plusieurs axes d’amélioration sont possibles. Tout d’abord, les efforts devraient être rassemblés au sein d’une organisation commune forte. En effet, la gestion préventive en Afrique de l’Est est organisée par deux institutions séparées : la Commission pour la région centrale de la FAO (CRC-FAO) et le Desert Locust Control Organization for Eastern Africa (DLCO-EA). Certains pays seulement sont membres des deux institutions.

Ensuite, la prospection préventive fait défaut dans plusieurs pays, et pas seulement ceux en instabilité politique. Des actions de formation, des réinvestissements dans des véhicules et des outils de prospection de qualité seraient nécessaires.

Le Desert Locust Information Service (DLIS) de la FAO, basé à Rome, émet des prévisions pour les pays d’Afrique et d’Asie touchés par le criquet pèlerin. Il pourrait être secondé par des services de prévision locaux qu’il est nécessaire de réinvestir et d’outiller avec, par exemple, les outils satellitaires développés par le Cirad pour la région occidentale et des modèles de circulation des populations.

En partant de ces besoins, on imagine plusieurs axes de recherche qu’il serait important de développer en Afrique de l’Est. Et ces recherches ne seront bénéfiques que si elles sont co-construites avec les institutions antiacridiennes nationales et régionales qui utiliseront les résultats.

A l’heure actuelle, quels sont les projets de recherche menés par les équipes du Cirad ?

C. P. : Le Cirad intervient en Afrique de l’Ouest et du Nord sur la modélisation du risque [i]. Il étudie également, en partenariat avec le JIRCAS (Japon), les comportements de thermorégulation des criquets. Depuis 2017, le Cirad collabore aussi avec plusieurs partenaires en Amérique Latine sur l’écologie et la prévision du risque d’une autre locuste, le Schistocerca cancellata .

Cette année, un projet financé par l’AFD à hauteur de 2M€ et coordonné par la CLCPRO va débuter, il impliquera le Cirad. C’est un exemple de projet de recherche co-construit avec et pour les partenaires de gestion. Il visera dans un premier temps à identifier les plantes susceptibles d’accueillir les criquets pèlerins. Pour cela, les chercheurs utiliseront la technologie de l’outil PlantNet. Nous développerons ensuite des outils de prévision du risque à l’échelle régionale afin de mieux orienter les équipes de prospection. Une étude des effets passés et futurs du changement climatique sur le criquet pèlerin sera également réalisée. Pour finir, nous proposerons de modéliser les connaissances des anciens prospecteurs pour améliorer les transferts d’expertises entre les centres antiacridiens.

[i] Notamment dans le cadre d’un projet ANR (ANR JCJC PEPPER).

Propos recueillis par Adeline Chrétien