Didier Bazile : « Nous avons besoin de biodiversité dans nos champs et dans nos assiettes »

Regard d'expert 29 avril 2019
Parce que la biodiversité et les services écosystémiques sont indispensables à la production agricole, le Cirad œuvre pour développer des agricultures s’appuyant sur la diversité biologique et favorables à son maintien. La biodiversité est l’un des 6 champs thématiques stratégiques de l’établissement. Le point sur cet enjeu fondamental avec Didier Bazile, chercheur au Cirad et membre du comité français de l’IPBES*, à l'occasion de l'ouverture aujourd'hui à Paris de sa 7e réunion plénière. Ce rendez-vous annuel se clôturera par la parution du premier rapport d’évaluation mondiale sur la biodiversité et les services écosystémiques réalisé par la plateforme inter-gouvernementale, rapport auquel quatre chercheurs du Cirad ont contribué.
Abeille sur fleur de cédratier, Guadeloupe © Cirad, F. Le Bellec

Quels sont les enjeux de cette 7e réunion plénière de l’IPBES qui se tient à Paris du 29 avril au 4 mai ?

Didier Bazile : Cette 7e réunion plénière de l’IPBES va présenter son premier rapport d’évaluation mondiale sur la biodiversité et les services écosystémiques. C’est le premier rapport de cette ampleur depuis le Millenium Ecosystem Assessment en 2005. Il s’agit d’une importante mise à jour et synthèse des résultats scientifiques sur l’état de la diversité biologique. Rédigé par un panel de 150 experts internationaux issus de 50 pays, ce rapport repose sur près de 15 000 références. Les 1800 pages de ce rapport pointent et précisent le diagnostic de l’effondrement planétaire de la biodiversité. Ce phénomène n’a jamais été aussi rapide que ces dernières années et les moyens mis en œuvre pour freiner cette dynamique sont très insuffisants pour inverser la tendance actuelle.
Le second grand enjeu de cette réunion est la présentation d’un résumé destiné aux décideurs politiques, le lundi 6 mai après-midi. Ce sont les acteurs incontournables de la transition écologique. L'IPBES est une plateforme scientifique mondiale chargée de fournir une analyse sur les meilleures données disponibles pour permettre que les décisions soient prises en connaissance de cause. La perte de diversité biologique décrite dans ce rapport est irréversible. Il faut donc arrêter de compter sur des avancées technologiques pour compenser l’érosion de la biodiversité et la dégradation des services écosystémiques.

Le Plan stratégique 2011-2020 adopté par l’IPBES en 2010 à Nagoya (Japon) touche à sa fin, quelle sera la suite ?

D. B. : C’est le troisième enjeu de cette réunion plénière : la validation des grandes orientations du futur programme de travail 2020-2030. Dans le cadre de ce plan post-2020 est prévue une évaluation des écosystèmes au croisement des thématiques que sont l’alimentation, la biodiversité, la santé et le changement climatique. Cette approche holistique, sur des thématiques proposées par le Cirad, fait partie de la proposition soutenue par la France pour le prochain programme de travail de l’IPBES. Le Cirad pourra alors proposer des experts dans le groupe de travail en charge de cette future évaluation, car il possède cette vision globale au carrefour entre agriculture, alimentation, biodiversité et dérèglement climatique.

La dégradation de la biodiversité et des services écosystémiques menace-t-elle nos agricultures ?

D. B. : Bien sûr ! L’agriculture, même la plus intensive, a besoin de la diversité biologique et des services écosystémiques comme la fertilité des sols, la pollinisation, etc. Les rendements mondiaux de blé stagnent depuis plusieurs années et entament même un déclin à cause de la perte de certains services. La biodiversité est fondamentale pour les questions agricoles. C’est d’ailleurs l’un des six champs thématiques stratégiques du Cirad, dont le titre est évocateur et cohérent avec une approche intégrée de l’agroécologie : « la biodiversité comme levier de développement et de résilience. » Il s’agit bien de s’appuyer sur la biodiversité pour développer les activités agricoles, et la notion de résilience est intimement liée à la diversité biologique d’un agroécosystème et à la façon dont les groupes sociaux gèrent de façon durable ces ressources biologiques. C’est un constat aujourd’hui parfaitement connu : sans biodiversité, un écosystème, qu’il soit cultivé ou naturel, est très vulnérable aux aléas. Il est crucial de changer notre regard sur l’agriculture pour ne pas lui attribuer un seul objectif de production, souvent uniquement lié au rendement, mais de considérer aussi son impact sur les services écosystémiques pour avancer vers une sélection multicritère. Nous avons besoin de biodiversité dans nos champs et dans nos assiettes, pour la santé des écosystèmes, mais aussi pour la nôtre. La biodiversité est, en effet, gage d’aliments plus sains et plus riches d’un point de vue nutritionnel. Par exemple, les variétés anciennes de blé étaient deux fois plus riches en protéines que celles cultivées aujourd’hui. Biodiversité, alimentation et santé sont intimement liées c’est pourquoi la recherche agronomique doit avancer vers une agriculture plus sensible aux enjeux nutritionnels. Cela nous obligera à revoir en profondeur nos modèles de production agricole.

À propos d’aléas, pouvez-vous nous préciser le lien entre dérèglement climatique et érosion de la biodiversité et des services écosystémiques ?

D. B. : Le changement climatique est considéré aujourd’hui comme la troisième cause d’érosion de la diversité biologique, derrière le changement d’usage des sols et l’exploitation directe des végétaux et animaux. Mais tous les experts prévoient que le changement climatique deviendra bientôt la principale menace qui pèsera sur la biodiversité et la disparition d’écosystèmes. Entre des aléas climatiques croissants d’un côté et la diminution de la biodiversité et de la résilience des écosystèmes de l’autre, nous nous attendons à un effet d’emballement. Il est difficile de prévoir quand démarrera cette phase d’accélération de la perte de biodiversité, mais elle semble incontournable. Un rapport technique devrait d’ailleurs être produit sur ce lien entre biodiversité et changement climatique par un rapprochement entre experts de l’IPBES et du GIEC dans les années à venir.

Pourtant plusieurs actions sont déjà mises en places pour conserver la biodiversité et les services écosystémiques ?

D. B. : Effectivement, mais les objectifs et mesures mis en place pour protéger la nature, qu’ils soient gouvernementaux ou issus du secteur privé, restent très insuffisants. Ils sont malheureusement trop ciblés ou trop ponctuels pour contrer la tendance actuelle. Pire, ces actions se révèlent parfois même contre-productives. Par exemple, les incitations à la reforestation sont favorables au stockage du carbone dans le sol, mais elles peuvent concerner des plantations d’arbres mono spécifiques qui sont extrêmement pauvres en biodiversité et entrainent la perte de certains habitats. Cette inefficacité sera soulignée dans le rapport de l’IPBES, avec un accent mis sur les effets en cascades des instruments actuels.

Le Cirad cherche justement des solutions pour concilier biodiversité et production agricole…

D. B. : Oui, nous travaillons pour développer des systèmes agricoles favorables à la biodiversité. C’est crucial pour maintenir les capacités d’adaptation de l’agriculture aux effets des changements globaux. Cela passe notamment par la conservation de la diversité génétique dans les centres de ressources biologiques, par l’étude des interrelations entre espaces sauvages et cultivés, par la compréhension des liens entre espèces cultivées et leurs apparentés sauvages sur les mécanismes d’adaptation ou encore par l’évolution des pratiques vers l’agroécologie. L’agroforesterie, qui associe plantations forestières et cultures, va aussi dans ce sens**.
Désormais, les enjeux de l’alimentation, de la biodiversité, du climat et de la santé sont étroitement liés. Sur ces champs de recherche, le Cirad déploie depuis longtemps déjà une vision globale et une approche territoriale. L’expertise transversale et multidisciplinaire constitue une spécificité de l’établissement. Preuve s'il en fallait que nous allons dans le bon sens, l’intégration des questions de biodiversité dans différents secteurs tend à devenir un mouvement global. C’est, par exemple, le cas à la FAO au travers leur récente réorganisation et leur stratégie biodiversité en cours de préparation, mais aussi dans le rapport qu’ils ont publié sur l’État mondial de la biodiversité pour l’agriculture et l’alimentation en février dernier.

* Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services/Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques .

** Le 4e Congrès mondial d'Agroforesterie, organisé par le Cirad, l'Inra, le World Agroforestry Centre, Agropolis International, Montpellier Université d'Excellence, aura lieu du 20 au 22 mai 2019 à Montpellier.

Propos recueillis par Caroline Dangléant