Covid-19 & Sécurité alimentaire | L’Inde face à la crise de l’emploi

Regard d'expert·e 15 avril 2020
L’Inde est le pays dont la croissance économique est la plus élevée au monde, mais au prix d’un chômage, sous-emploi ou précarisation du travail grandissants. Avec l’arrivée du coronavirus SARS-Cov2, le pays doit faire face à une crise sanitaire mais aussi sociale révélée par la précarité des emplois informels en ville. Analyse de Bruno Dorin, économiste au Cirad, de New Delhi. Cet article est le 1er d’une série consacrée aux impacts du Covid-19 sur la sécurité alimentaire de plusieurs pays tropicaux.
Rue alimentaire à Calcutta © Bruno Dorin, Cirad
Rue alimentaire à Calcutta © Bruno Dorin, Cirad

Rue alimentaire à Calcutta © Bruno Dorin, Cirad

La crise du Covid-19 a démarré en pleine saison de Rabi, avec ses cultures d'hiver récoltées avant les canicules d'avril à juin. La moisson de ces diverses cultures irriguées - légumineuses, oléagineux, céréales, fruits et légumes, etc. - s’annonce plutôt bonne.

Mais le 24 mars 2020, Nerendra Modi, premier ministre de l’Union Indienne (29 États et 8 Territoires), étend à trois semaines un confinement général de la population qui ne devait durer qu’un dimanche de « couvre-feu du peuple » [1].

La production maintenue in extremis

Avec 1,3 milliards d’Indiens, plus du tiers de l’humanité se retrouve désormais assignée à résidence. Toute l’activité économique est en péril à commencer par l’agriculture. Dans les campagnes, la colère monte rapidement, notamment du Punjab, le grenier à riz et blé du pays pratiquant une agriculture industrielle fortement subventionnée.

Le 27 mars, le gouvernement se ravise et exempte des mesures de confinement les Mandis - marchés de gros régulés notamment pour l’approvisionnement public de grains, la location de moissonneuses et leur circulation entre États, les fabricants et conditionneurs d’engrais, pesticides et semences et, enfin, le travail aux champs.

Avec la moitié de la population active du pays encore engagée à temps complet ou partiel dans l’agriculture, cela « libère » a priori beaucoup du monde. Reste à voir si ces directives de l’Union seront appliquées par toutes les polices et les gouvernements d’État de qui relève en théorie la politique agricole.

Des millions de travailleurs migrants privés de salaire

Cela suffira-t-il, en outre, à maintenir la sécurité alimentaire des Indiens ? Car la crise se joue finalement dans les métropoles où des millions de bras [2] sont venus des quatre coins de l’Inde pour travailler quelques mois avant de retourner chez eux, semer, désherber ou moissonner un lopin de terre, le leur ou celui d’autres à défaut.

Du jour au lendemain, ces « travailleurs migrants » indiens se retrouvent sans salaire journalier, sans restaurant de rue, et même sans gîte faute de pouvoir le payer.

Ces migrations « circulaires » ou « saisonnières » sont en Inde beaucoup plus importantes que les migrations classiques des campagnes vers les métropoles.

Vivre en ville est en effet trop coûteux pour une famille entière qui ne peut assumer les frais de logement, nourriture, éducation des enfants et santé qui y sont beaucoup plus élevés. Les opportunités d'emploi y sont également restreintes, assurément dures, ingrates, voire risquées pour les femmes en particulier.

Plus de 80% des emplois en Inde sont dans l’économie dite « informelle », sans contrat de travail, protection sociale, retraite ou autre.

Une crise qui révèle le drame du sous-emploi

A des dizaines ou centaines de kilomètres de leur village, de leurs familles, ces employés précaires tentent alors de rentrer chez eux à l’annonce du confinement, en bus quand il en reste, ou à pied, augmentant ainsi le risque de propagation du virus. Certains sont battus ou humiliés en chemin pour ne pas avoir respecté les consignes.

Beaucoup restent coincés en ville. À Delhi, le gouvernement local leur a ouvert des écoles pour les loger et les nourrir, mais l’information circule mal. Leur accès au système alimentaire de distribution public (PDS) est par ailleurs souvent compromis puisque leur carte de rationnement n’est pas celle de leur État d’origine.

Leur course à la survie s’accélère et repose in fine sur des ONG ou l’appel de fonds du Premier Ministre lancé pour l’occasion.

Pourtant la croissance économique indienne avoisine 6.8% par an depuis 2001, et a dépassé celle de la Chine depuis la fin des années 2010. Mais, alors que la moitié de la population a moins de 25 ans et que des dizaines de millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, cette croissance ne leur offre pas d’emploi ou bien de survie (Dorin 2019), voire en détruit.

Embouteillés dans l’agriculture peu rémunératrice, les jeunes de plus en plus formés le sont aussi maintenant dans les autres secteurs. En 2050, la population indienne en besoin d'emploi (20-64 ans) atteindra le milliard de personnes.

Cette crise du Covid-19 révèle une nouvelle fois ce drame du chômage ou du sous-emploi dans un monde d’industrialisation priorisant la concentration du capital, la robotisation, les économies d’échelle et de travail ou savoir-faire humain.

[1] Le 14 avril, la période de confinement a été allongée de trois semaines supplémentaires, jusqu'au 3 mai 2020.

[2] Ces migrants saisonniers indiens ont été estimés entre 15 et 55 millions il y a 10 ans ou plus