Politiques environnementales et incitations : la rémunération peut s’avérer contre-productive

Résultats & impact 4 mars 2019
Pourquoi certaines politiques de conservation et développement sont-elles si peu performantes ? Driss Ezzine de Blas, socio-économiste au Cirad, a exploré cette question en couplant psychologie sociale et économie comportementale. Ces approches lui ont permis de comprendre la structure motivationnelle des bénéficiaires des paiements pour services environnementaux (PSE) - une mesure incitative de préservation de l’environnement- et de retirer quelques règles de bonne pratique pour rendre ces programmes de conservation et développement plus efficaces. Un numéro spécial de la revue Ecological Economics paru ce mois de février compile ses travaux et ceux d’experts internationaux. Cette édition spéciale place le Cirad en position de leader sur cette question.
Réunion entre agriculteurs et opérateurs d'un projet d'hydro-électricité afin de monter un dispositif de paiement pour service environnemental - Madagascar © Cirad, G. Serpantié
Réunion entre agriculteurs et opérateurs d'un projet d'hydro-électricité afin de monter un dispositif de paiement pour service environnemental - Madagascar © Cirad, G. Serpantié

Réunion entre agriculteurs et opérateurs d'un projet d'hydro-électricité afin de monter un dispositif de paiement pour service environnemental - Madagascar © Cirad, G. Serpantié

Il y a un an, Driss Ezzine de Blas, socio-économiste au Cirad, constatait une performance plus faible que prévue des PSE. Pour en comprendre les raisons, le chercheur a mobilisé l’économie comportementale et la psychologie sociale. Un vaste sujet qui fait l’objet d’un numéro spécial de la revue Ecological Economics, coordonné par le socio-économiste du Cirad et paru en février 2019. Intitulé "Crowding-out or crowding-in? Behavioural and ethical responses to economic incentives for conservation", l’édition « explore une véritable zone d’ombre dans le domaine des mesures incitatives,  » souligne Driss Ezzine de Blas. Son approche interdisciplinaire permet de décrypter les leviers à l’œuvre dans la motivation ou la démotivation liés à ces mécanismes incitatifs. Le chercheur et les experts associés à ses travaux proposent quelques bonnes pratiques pour rendre plus efficaces les programmes de conservation de l’environnement mais tout aussi valables pour les programmes de développement : décrypter les motivations intrinsèques des acteurs sur un territoire, tenir compte des contextes institutionnels et culturels, adopter une approche participative et de réciprocité sociale.

Les limites de l’économie rationnelle

La mise en place d’incitations purement pécuniaires comme les mesures agroenvironnementales partent du principe que les individus se comportent de façon économiquement rationnelle. Mais ce raisonnement résiste rarement à l’épreuve de la pratique. « Si je paye le ticket de bus à un enfant pour qu’il se rende à l’école, ira-t-il forcément ? L’économie rationnelle répond oui, mais la réalité est souvent différente,  » illustre Driss Ezzine de Blas.

La rémunération peut s’avérer contre-productive

La psychologie sociale s’est intéressée à la question du plaisir, et au lien avec les motivations intrinsèques. Ces travaux ont révélé qu’en imposant ou en rémunérant quelqu’un pour qu’il fasse quelque chose qui lui plaisait auparavant, le plaisir diminue avec l’incitation ou l’obligation. « Et cela va même plus loin avec l’effet de sape (undermining effect en anglais), un concept très peu étudié dans notre domaine  » remarque le socio-économiste. « Par exemple, un agriculteur plante des arbres parce que ça lui plait. Si un jour il est rémunéré pour en planter via un programme de PSE ou autre politique environnementale, il est probable que cela lui plaise beaucoup moins. L’incitation peut aussi être perçue comme une perte d’autonomie. Le résultat étant que, une fois cette rémunération terminée, l’agriculteur risque de planter même moins d’arbres qu’au début. C’est l’effet de sape. Ce phénomène pourrait rendre les rémunérations incitatives contre-productives dans le long terme (voir encadré). »

Un cadre conceptuel des chemins de motivation

Les scientifiques ont construit un cadre conceptuel qui représente la chaine de causalité psychologique d’un individu, elle-même englobée dans une structure plus large qui inclue la culture, les institutions, etc. Les auteurs soulignent ainsi qu’il n’y a pas que les schémas motivationnels à prendre en compte, mais également leurs interactions avec les dynamiques de gouvernance et la culture locale.

Conclusions et bonnes pratiques

Ces travaux pointent la nécessité de relier les processus psychologiques avec les déterminants de la performance socio-écologique des incitations pour la conservation. Au travers d’une meilleure compréhension des structures motivationnelles des individus et de plusieurs études de cas, les auteurs tirent quelques règles de bonnes pratiques pour améliorer la mise en œuvre de ces politiques:

  • Etudier les motivations intrinsèques existantes sur un territoire
    Une conclusion de cette somme d’études est la nécessité de cartographier les différentes motivations intrinsèques existantes sur un territoire, au préalable de la conception d’un PSE. Au Nicaragua, par exemple, un programme rémunérait des éleveurs pour qu’ils passent de systèmes conventionnels à des systèmes sylvo-pastoraux. Une des études montre que ce programme a finalement eu peu d’impact, car les agriculteurs étaient déjà engagés dans une culture régionale sylvo-pastorale qui explique une prise de conscience de l’intérêt à planter des arbres sur leurs exploitations.
  • Adopter une approche participative plutôt que top-down
    Le cadre conceptuel présenté dans l’article introductif prédit qu’une politique d’incitation à la conservation mise en œuvre avec une approche descendante (top-down) diminue les motivations intrinsèques des participants car il apparait comme imposé. À l’inverse, une approche ascendante (bottom-up) ou participative devrait augmenter les motivations intrinsèques des individus et donc la performance à long terme car il permet de créer un sentiment d’appartenance et de s’aligner avec les envies de développement personnel des individus.
  • Conditionnalité et réciprocité sociale
    Un autre point est apparu essentiel : la réciprocité sociale. Les motivations intrinsèques à participer à un programme de PSE seront bien plus importantes si la structure (pouvoirs publics, ONG ou acteur du développement) qui le met en place s’engage elle aussi. Ce peut être pour développer des infrastructures, comme des écoles ou des routes par exemple.

Cambodge : un programme de PSE qui risque de devenir néfaste à la forêt

Un des articles du numéro spécial de Ecological Economics concerne une étude de cas au Cambodge. Les chercheurs ont estimé l’impact d’un système de PSE cambodgien visant à conserver la forêt. Concrètement, une ONG a proposé un contrat aux populations : les individus qui l’ont signé s’engagent, contre une rémunération, à stopper l’exploitation illégale de bois. Les scientifiques ont enquêté auprès des personnes ayant signé ce contrat, mais aussi auprès de celles ne l’ayant pas signé. Les résultats montrent que le programme a modifié la perception des populations participantes vis-à-vis de la forêt, passant de valeurs liées à la subsistance à celles liées à l’argent. Or, les participants au PSE ont signalé beaucoup plus fréquemment qu’ils enfreindraient les règles de conservation après la fin des paiements. À la lumière de leur cadre conceptuel, les chercheurs prédisent un effet de sape et donc un impact négatif à long terme de ce programme sur la forêt.