Face à la 6ème extinction de masse, renforcer la gouvernance mondiale de la biodiversité et changer de paradigme économique

Plaidoyer 10 mai 2019
Les conclusions du rapport sur l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques, conduite par l’IBPES, sont tombées. L’Humanité est la cause d’une 6e extinction de masse, menaçant elle-même sa propre existence. De profonds changements, sur les plans économique, social, politique et technologique, sont nécessaires.
Lémurien Indri Indri à Madagascar © G. Vieilledent, Cirad
Lémurien Indri Indri à Madagascar © G. Vieilledent, Cirad

Lémurien Indri Indri à Madagascar © G. Vieilledent, Cirad

« La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier » , déclaré le 6 mai le président de l’IPBES, Sir Robert Watson, lors de la présentation des conclusions du rapport* sur l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques. « Il n’est pas trop tard pour agir, mais seulement si nous commençons à le faire maintenant à tous les niveaux, du local au mondial. L’ampleur est gigantesque, l’urgence est totale » , a-t-il ajouté.

La croissance économique doit cesser d’être une fin en soi

Sir Robert Watson a appelé à un changement de paradigme économique et financier, la croissance économique ne pouvant être une fin en soi.

Dans son document de vision stratégique 2018-2028, le Cirad écrivait déjà : « L’humanité doit changer radicalement son rapport au monde vivant pour éviter de détruire celui dans lequel elle vit. Un développement essentiellement basé sur une croissance économique, symbolisée par la seule augmentation du PIB, impliquerait un prix démesuré en termes d’environnement et ne serait pas viable (…) La sphère économique, avec notamment sa composante financière, doit se raisonner comme un moyen au service des sphères sociales et environnementales. »

« Nos modèles économiques sont à remettre en question : nous avons perdu la notion du collectif, il nous faut dépasser l’individualisme et renouer avec la notion de bien commun » , souligne Didier Bazile, chercheur au Cirad, membre du comité français d’IPBES et observateur durant la 7e session de l’IPBES. « La résilience des socio-écosystèmes pose la question de l’accès et du partage des ressources qui conditionnent fortement la capacité d’adaptation des sociétés pour faire face et résister aux transformations rapides de leur environnement, précise-t-il. « Repenser nos actions dans un cadre renouvelé sur les Communs déterminera pour une part les moyens disponibles pour construire notre capacité d’innovation et de réponse dans le futur ».

Cinq facteurs responsables de la perte de biodiversité et cinq leviers d’actions

Les facteurs responsables de l’accélération de la perte de biodiversité sont par ordre décroissant :

  1. Les changements d’usage des terres (agriculture, urbanisme,…) et de la mer (pêche,…)
  2. L’exploitation directe de certains organismes vivants
  3. Le changement climatique
  4. La pollution
  5. Les espèces exotiques envahissantes

Dans le résumé de son rapport à l’attention des décideurs rendu public le 6 mai, l’IPBES met en exergue cinq grands types de levier pour lutter contre ces facteurs de dégradation de la nature :

  1. Créer des mesures d’incitation et renforcer les capacités dans le domaine de la responsabilité environnementale
  2. Promouvoir la coopération intersectorielle et interjuridictionnelle
  3. Prendre des mesures de prévention et de précaution
  4. Prévoir des systèmes sociaux et écologiques résilients face à l’incertitude et la complexité
  5. Renforcer les lois et les politiques environnementales et leur mise en œuvre

Le rapport détaille ensuite une liste d’actions possibles pour lutter contre la dégradation de la biodiversité en matière d’agriculture, d’écosystèmes marins et d’eau douce, d’urbanisation.
Concernant l’agriculture et le secteur alimentaire , il s’agit notamment de promouvoir des pratiques agro-écologiques, de conserver la diversité génétique des espèces cultivées mais aussi de leurs parents sauvages, de gérer de manière intégrée paysages et bassins versants, de réformer les chaînes d’approvisionnement, de promouvoir des choix alimentaires sains et de réduire le gaspillage alimentaire. Le rapport appelle à l’engagement de tous les acteurs du système agricole et alimentaire. Des actions au cœur de l’activité du Cirad depuis de longues années.

Dans tous ces exemples, le rapport pointe l’importance d’inclure différents systèmes de valeurs, intérêts et visions du monde dans la formulation des politiques et des actions, en faisant notamment participer les peuples autochtones et les communautés locales .

Renforcer l’interface entre connaissances et décisions sur la biodiversité

La prochaine étape sera désormais de traduire les résultats du rapport en objectifs politiques pour parvenir à faire émerger les changements nécessaires aux échelles locales, nationales et internationales. « Ce rapport d’évaluation mondiale de la biodiversité fournit la base scientifique pour les nouveaux objectifs décennaux pour la biodiversité qui seront décidés fin 2020 en Chine, lors de la 15e conférence des parties (COP 15) de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique (CDB) » , a précisé Sir Robert Watson le 6 mai. Une étape politique cruciale.

Renforcer la dimension politique de l’IPBES est d’ailleurs l’une des recommandations issues d’un audit mené sur cette plateforme jouant un rôle d’interface entre la science et le politique. Objectif : avoir un impact plus fort sur les décisions à tous niveaux (du local au global), dans tous les secteurs (au-delà de l’environnement) et pour une gamme élargie d’acteurs qui ont potentiellement un impact sur la biodiversité (du consommateur au décideur politique en passant par les chefs d’entreprises ou responsables d’ONG).

« L’IPBES s’adresse aujourd’hui principalement aux décideurs nationaux en charge de l’environnement qui sont ensuite libres d’agir dans leur pays vers les décideurs locaux, le secteur privé et les citoyens » , explique Selim Louafi, expert français en sciences politiques au Cirad, impliqué avec 9 autres experts dans l’audit. Or « si l’on considère la biodiversité dans sa dimension globale, la question se pose de développer une capacité d’action et de coordination entre acteurs au-delà des seules frontières nationales et du seul secteur environnemental ».

Cet audit suggère 6 grands domaines où agir pour mieux atteindre notamment décideurs locaux, secteur privé et responsables locaux de la mise en œuvre des projets de conservation :

  1. Réaffirmer la capacité de l’IPBES – à travers un plan stratégique – à avoir un impact de long terme, grâce à la connaissance, au service de la décision publique
  2. Renforcer la dimension politique du travail de l’IPBES
  3. Reconnaître le rôle essentiel de la mise en œuvre locale et nationale des travaux de l’IPBES, avec l’intégration des connaissances produites dans les plans nationaux
  4. Adopter une approche stratégique des parties prenantes, en clarifiant la stratégie partenariale de l’IPBES et l’engagement de ses partenaires clés telles que les agences des Nations-Unies ou les accords multilatéraux sur l’environnement
  5. Impliquer les décideurs au sein du processus de production des rapports d'évaluation de la biodiversité pour en faciliter l’appropriation
  6. Accentuer l’effort financier des état-membres de l’IPBES et de ses partenaires

L’IPBES, un formidable catalyseur de connaissances scientifiques sur la biodiversité et les services écosystémiques

Depuis sa création en 2012, l’IPBES, l'équivalent du GIEC pour la biodiversité, a produit huit rapports d’évaluation de la biodiversité et des services écosystémiques, dont le dernier sur l’évaluation planétaire de la biodiversité et des services écosystémiques, quatre sur des zones géographiques, trois sur des thèmes majeurs tels les pollinisateurs, la dégradation et restauration des terres. L’IPBES a réussi à catalyser une génération de savoirs nouveaux. Selon un panel de 10 experts indépendants chargés d’évaluer le fonctionnement de cette plateforme ( résumé), l’IPBES a eu « une contribution majeure et positive pour comprendre les causes de l’appauvrissement de la biodiversité et des services écosystémiques et mobiliser des groupes d’experts et des coalitions pour l’environnement et la conservation » à un niveau international et national. En moins de 7 ans, cette plateforme intergouvernementale a réussi à faire adhérer 132 pays, à établir une gouvernance composée de représentants étatiques, de partenaires et d’experts, un secrétariat, et des procédures fonctionnelles. Des avancées majeures.

L’interdépendance, au cœur des futurs travaux de l’IPBES

L’un des produits attendus du prochain programme de travail 2020-2030 de l’IPBES concernera l’évaluation des liens d’interdépendance entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation et la santé. « L’expertise des chercheurs du Cirad pourra être directement mobilisée pour contribuer à cette évaluation » , précise Didier Bazile. « Il s’agit d’étudier les liens d’interdépendance de la biodiversité, avec la productivité agricole, la nutrition, la lutte contre les ravageurs, la qualité de l’eau, l’émergence des maladies infectieuses, la santé, l’atténuation et l’adaptation aux changements climatiques ».

Un autre rapport sera également produit sur le lien entre biodiversité et changement climatique d’ici la 9e plénière de l’IPBES, grâce à un rapprochement entre les experts de l’IPBES et du GIEC.

* 4 chercheurs du Cirad ont contribué au rapport produit par l’IPBES, dont le résumé aux décideurs a été rendu public le 6 mai.