Matthieu Bravin : « Le risque de pollution des sols, un continent à explorer sous nos pieds »

Regard d'expert 7 février 2024
De plus en plus préoccupant, l’état de contamination des sols agricoles demeure largement méconnu. Entre pollution diffuse, risque d’effet cocktail, évaluation des risques et nécessaire évolution des réglementations, l’état de santé de nos sols agricoles soulève des questions cruciales pour notre environnement, notre alimentation et notre santé. À l’heure où la Commission européenne s’apprête à légiférer sur les sols, état des lieux avec Matthieu Bravin, agronome, biogéochimiste au Cirad et spécialiste de la contamination des sols agricoles.
La contamination des sols agricoles est clairement un problème pour aujourd’hui et pour demain, car les contaminants tendent à s’y accumuler irrémédiablement © AdobeStock
La contamination des sols agricoles est clairement un problème pour aujourd’hui et pour demain, car les contaminants tendent à s’y accumuler irrémédiablement © AdobeStock

La contamination des sols agricoles est clairement un problème pour aujourd’hui et pour demain, car les contaminants tendent à s’y accumuler irrémédiablement © AdobeStock

portrait Matthieu Bravin

Pourquoi, selon vous, il y a une réelle problématique autour de la pollution des sols agricoles aujourd’hui ?

Matthieu Bravin : De très récents inventaires réalisés à l’échelle mondiale ont dénombré plus de 350 000 substances susceptibles d’être émises dans l’environnement et de devenir ainsi des contaminants. Et parmi ces substances, seuls 6 % ont fait l’objet d’études scientifiques ces cinquante dernières années, que ce soit sur leur toxicité ou leur accumulation dans l’air, l’eau ou le sol. Force est de constater que, nous les humains, sommes plus prompts à développer de nouvelles substances chimiques que pour en évaluer l’impact sur les écosystèmes ou sur notre santé.
Qu’elles soient passées ou actuelles, ces contaminations sont clairement un problème pour aujourd’hui et pour demain, car les contaminants tendent à s’accumuler dans les sols sur le long terme. Parmi les différents compartiments de l’environnement, le sol est en quelque sorte un super réceptacle aux contaminations, en se comportant comme un filtre physique et chimique vis-à-vis des substances émises dans l’environnement.

M. B. : En effet, les sols agricoles ont un rôle clé dans la production de notre alimentation, mais pas seulement. Ils ont un rôle crucial dans la régulation du cycle de l’eau et celle du climat à travers le stockage de carbone. Les sols seraient aussi le plus grand réservoir de biodiversité de la planète puisqu’ils abritent près de 60 % des espèces vivantes.

Bien qu’encore perfectibles, les connaissances et informations sur la fertilité, le stockage de carbone ou encore la salinisation des sols sont déjà importantes et nombreuses… En comparaison, la contamination des sols et plus encore l’évaluation du risque de pollution restent un champ encore trop peu exploré.

La prise de conscience sur l’importance des sols et de leur bonne santé est réelle, mais récente. Pour preuve, une directive sur la santé et la résilience des sols a été proposée par la Commission européenne en juillet 2023. Si ce texte est validé, il aboutira à la toute première directive européenne en matière de protection des sols et de leur santé. En comparaison, des directives-cadres européennes sur l’air et sur l’eau existent depuis une vingtaine d’années.

On parle quand même beaucoup des pesticides…

M. B. : Ce sont effectivement les contaminants agricoles qui sont le plus étudiés. Mais les instituts de recherche agronomique sont plus centrés sur la réduction de l’usage des produits phytosanitaires que sur l’étude des niveaux de contamination et de leurs conséquences sanitaires et environnementales. Pourtant l’inventaire et la caractérisation de la contamination des sols et des risques de pollution qui en découlent sont indispensables, et cela même si demain plus aucun produit phytosanitaire n’était utilisé. En effet, l’historique des pratiques est tel qu’il en restera encore dans nos sols pendant longtemps. Il est donc nécessaire de pouvoir déterminer quels sont les niveaux de contamination tolérables pour notre santé et celles de l’environnement. Les réponses que la communauté scientifique est en mesure de formuler à ces questions sont encore très partielles.

Comment expliquer ce trop faible intérêt pour la contamination des sols agricoles ?

M. B. : Peut-être tout simplement parce que ce type de contamination est plus complexe à étudier que celle des « sites et sols pollués », comme sur les sites industriels, dont les niveaux de contamination sont souvent plus élevés et l’origine de la contamination connue. Au contraire, les sols agricoles sont généralement affectés par des contaminations « diffuses », de sources multiples, une grande diversité de types de contaminants présents en concentration modérée et une dispersion spatiale souvent très étendue. Les contaminations diffuses de sols agricoles sont donc plus difficiles à mettre en évidence et leurs potentielles conséquences environnementales et sanitaires plus complexes à évaluer.

La thématique de l’antibiorésistance est un très bon exemple de cette complexité. Lorsqu’ils se dispersent dans l’environnement et notamment dans les sols agricoles, les antibiotiques utilisés en médecine humaine et vétérinaire se retrouvent généralement mélangés à l’état de traces avec d’autres contaminants chimiques comme le cuivre et le zinc ainsi que des contaminants biologiques comme des micro-organismes pathogènes. Or, il a été montré que ce « cocktail » de contaminants était susceptible de favoriser l’acquisition de résistance aux antibiotiques chez ces micro-organismes pathogènes avec des conséquences potentiellement importantes en termes de santé animale et humaine.

Quelles sont les expertises développées au Cirad sur la pollution des sols agricoles ?

M. B. : La caractérisation de l’état de contamination des sols agricoles et l’évaluation des risques de pollution associés sont l’un des objets de recherche de mon unité Recyclage et risque. Nous nous intéressons d’une part à décrire les voies de dispersion des contaminants dans les agroécosystèmes et leur accumulation dans les sols. Nous développons également des méthodes, basées sur l’analyse de cycle de vie par exemple, et des outils pour évaluer les risques de pollution. En collaboration avec l’Inrae, nous avons par exemple développé et fait normaliser un test biologique pour évaluer le risque de transfert des contaminants du sol vers les plantes cultivées : le RHIZOtest.

Parmi les différentes pratiques agricoles, nous nous intéressons plus particulièrement à l’apport sur les sols de matières fertilisantes d’origine résiduaire (Mafor), qu’elles soient d’origine agricole comme les effluents d’élevage, urbaine comme les boues d’épuration ou industrielle comme les cendres de centrales thermiques. Si ces Mafor présentent de nombreux avantages en termes agronomiques et d’économie circulaire, elles contiennent aussi une grande diversité de contaminants issus des substances chimiques que nous utilisons quotidiennement : éléments traces, retardateurs de flamme, antibiotiques, microplastiques… Si la valorisation agricole de ces Mafor est un des piliers de l’agroécologie, la présence non intentionnelle de ces contaminants interroge sur l’innocuité sanitaire et environnementale de cette pratique. Nous travaillons donc à qualifier et quantifier la balance bénéfices-risques de cette pratique.

Au final, qu’il soit question d’utilisation de produits phytosanitaires ou de Mafor, l’enjeu n’est pas qu’une question de réduction des usages. Il s’agit plus largement de mieux réguler les pratiques, en limitant l’ampleur des contaminations et en s’interrogeant sur le caractère acceptable ou non des contaminations actuelles et futures tout en tenant compte, dans une perspective plus globale, des avantages et des contraintes des pratiques évaluées. C’est le rôle de la communauté scientifique en agronomie que d’éclairer les décideurs et les acteurs des territoires en ce sens.

La santé des sols est une composante de l’approche intégrée de la santé ou « One Health », en vogue aujourd’hui. Cette dynamique ne participe-t-elle pas à une meilleure reconnaissance de cet enjeu autour des sols agricoles ?

M. B. : Oui, bien sûr, cela y contribue, mais de façon encore trop timide. L’analyse de l’orientation thématique des démarches One Health mises en œuvre ces dernières années montre clairement que la santé des écosystèmes, des agroécosystèmes en particulier et des sols agricoles plus spécifiquement a été bien moins étudiée que la santé des animaux et a fortiori des êtres humains. L’approche One Health reste encore dominée par les disciplines liées à la médecine humaine et vétérinaire. Les sciences agronomiques et pas seulement la science du sol ont un rôle important à jouer pour rééquilibrer ce constat. Et de par sa culture de l’interdisciplinarité, le Cirad est institutionnellement bien positionné pour être un élément moteur de cette évolution dans les approches intégrées de la santé.
À titre d’exemple, nous avons initié en 2022 sur le territoire de La Réunion à la croisée des sciences vétérinaires (unité de recherche Astre), de la génomique (unité de recherche PVBMT), de la biogéochimie (unité de recherche Recyclage et risque) et de l’agronomie (unité de recherche Aïda) une étude exploratoire sur la dissémination dans les agroécosystèmes des gènes de résistance aux antibiotiques et des contaminants chimiques qui favorisent leur occurrence.

Qu’en est-il de la pollution des sols agricoles dans les contextes au sud ?

M. B. : Relativement aux contextes des pays du nord, le niveau d’information est encore plus disparate. L’inventaire récent des substances chimiques produites et utilisées à travers le monde n’a par exemple intégré aucune donnée, faute d’information fiable disponible, provenant d’Amérique du Sud, d’Afrique, du Moyen-Orient et de la majorité des pays d’Asie du Sud-Est.

Pour autant, l’analyse des travaux menés par le Cirad sur les différentes zones du globe où nous sommes présents suggère sans ambiguïté que cette thématique est tout aussi présente, voire plus préoccupante au sud.

Le défi à relever dans ces zones, notamment en termes de renforcement des capacités, est donc énorme. Des initiatives comme celle autour du montage d’un réseau sur la santé des sols en Afrique de l’Ouest (avec l’IRD, INRAE et l’ensemble de nos partenaires dans ces pays) vont donc dans le bon sens.